Episode 8 : Laisser passer la vague

25 – 26 juin 2020 – Entre notre appartement et l’hôpital.

Vingt-et-une heure, je rentre à l’appartement, les contractions sont de plus en plus rapprochées. Zoé est à mes côtés, l’une des trois mousquetaires qui se relaient auprès de moi dans ces jours si particuliers. Je sais qu’il ne sert à rien d’appeler Gauthier, il est trop mal, il ne décrochera pas.

Une contraction plus forte que les autres me surprend.

– Zoé, s’il y en a une deuxième comme ça, on démarre !

La violence des contractions m’offre un soulagement doux-amer. Enfin une douleur utile, enfin ce n’est plus mon cœur qui se contracte, mais bien mon ventre. Je me sens vivre, je me sens faite de chair et de corps, et je peux laisser mon esprit au repos.

Je pars me préparer, hors de question d’arriver l’œil terne et le cheveu défait à l’hôpital.

Minuit trente, après avoir casé deux valises et demie dans ma toute petite voiture, on se met en route. Nous arrivons rapidement à l’hôpital Saint Pierre.

À l’accueil de la maternité, je savoure un moment bien particulier, qui s’est déjà produit plusieurs fois ces derniers jours : l’infirmière ouvre mon dossier, toute à sa routine. Et puis là doit certainement s’afficher en rouge et en lettres capitales « SON MARI A UNE LEUCEMIE », car comme ses consœurs avant elle, la surprise et l’inquiétude détournent son regard vers moi. En professionnelle aguerrie, elle reprend très vite une attitude impassible. C’est ma petite victoire à moi, un petit moment qui me rassure, car il dit tout bas que ce que je vis est particulier, que j’ai le droit d’être épuisée.

Durant les deux heures de monitoring qui suivent, Zoé et moi alternons les fous rires et les grandes discussions. J’envoie rapidement une photo à Gauthier, tout en espérant qu’il soit enfin en train de se reposer.

Et puis finalement, la sage-femme me confirme que le travail a bien commencé, que mon petit garçon arrivera aujourd’hui. Je pleure en l’entendant : aujourd’hui, je serai maman. Aujourd’hui, je serrerai mon tout petit dans mes bras.

J’appelle l’hôpital Jules Bordet. Je les préviens que le travail a commencé, qu’il est probable que j’accoucherai dans quelques heures. Je leur demande de ne surtout pas réveiller Gauthier, de ne rien lui dire. Rien ne presse, et je ne veux pas le priver d’un repos si rare et précieux ou le stresser.

Trois heures du matin, les contractions s’accélèrent. Une vague de douleur plus forte que les autres me met à terre. Je n’ai plus le temps de récupérer, de respirer. C’est le moment rêvé pour une péridurale !

D’autant plus que je ne dors pratiquement plus depuis quelques jours. Je suis épuisée, et mon corps me le rappelle.

J’attrape mon portable. Je rappelle l’hôpital Bordet, je les préviens que le travail s’accélère.

Instinctivement, j’ouvre Whatsapp et vérifie si Gauthier s’est connecté récemment. C’est le cas il y a moins d’une minute, il est donc réveillé !  C’est le bon moment pour l’appeler et lui annoncer mon arrivée à l’hôpital.

– Alors mon amour, tu as vu le monitoring que je t’ai envoyé ?

– Oui, oui, mais c’est un ancien, non ?

– Ah ben non, c’est maintenant ! Ça y est mon amour ! On va devenir parents !

– Quoi, déjà ?

Il n’est jamais trop tard pour une prise de conscience. Neuf mois et cinq jours, c’est un bon timing !

Tendrement, je lui dis :

– Mon amour, tu dois te reposer un peu maintenant si tu veux assister à l’accouchement. Il faut que tu prennes des forces.

Je sais qu’il y a peu de chances que son état lui permette le déplacement, alors j’ajoute :

– Et tu sais, ce n’est pas grave du tout si tu n’es pas là. Ça va très bien se passer, et tout ce que l’on doit retenir, c’est que toi et moi on va devenir parents. C’est le plus important !

Ensuite, tout s’accélère. L’appareil de monitoring se met à bipper et les infirmières envahissent ma chambre. Elles me font changer de position, me retournent dans tous les sens. Docile, je me laisse faire sans comprendre. Jusqu’à ce que l’une d’entre elles s’exclame :

– Ah c’est bon, le cœur est reparti !

Euh pardon ?

– Le cœur de votre bébé est reparti, tout va bien !

Pas de panique, surtout pas de panique. Les contractions s’enchaînent, et le bip fatidique se fait à nouveau entendre. La tension se fait palpable, chacun effectue des gestes précis et répétés mille fois. Je ne peux que me laisser faire. Quelques secondes plus tard, le cœur de mon petit garçon bat à nouveau normalement.

Ce que j’apprendrai plus tard, c’est que mon cœur à moi, fatigué des nuits sans sommeil et de la tension accumulée, ralentit lui aussi dangereusement.

L’infirmière me prévient :

– Si cela se produit à nouveau, nous partons directement pour la césarienne.

Et quelques secondes plus tard, son petit cœur s’arrête à nouveau et nous partons en urgence vers la salle d’opération.

Mon gynécoloque, si prévenant, me rassure :

– Marion, tu ne stresses pas, on a trente minutes pour mettre au monde ton petit garçon, tout va bien se passer, ok ?

Il prend ensuite le temps d’appeler Gauthier pour le prévenir.

La salle d’opération se remplit rapidement, chacun ayant entendu parlé de ma situation. Gynécologues, infirmières et anesthésistes se relaient à mon chevet. Je perds trop de sang, et ils n’arrivent pas à sortir mon bébé. L’anesthésiste se met alors au-dessus de mon ventre, et d’une poussée vigoureuse, ses mains guident mon petit vers l’incision libératrice.

Accrochée à la main de Zoé, je la regarde effarée et lui dis :

– Euh… Mais c’est lunaire ce qui se passe là, non ?

Avec le plus grand sérieux, elle me répond :

– Complètement lunaire !

Enfin, Marceau pointe sa petite tête. La pédiatre le prend pour lui faire les premiers soins. Et le silence est total. Mon petit garçon ne pleure pas. Je ne le vois pas, je ne l’entends pas.

Une minute, une minute trente, les larmes coulent sur mon visage.

– Zoé, il ne pleure pas, qu’est-ce qu’il se passe ?

La pédiatre se tourne enfin vers moi, radieuse :

– Il va merveilleusement bien !

Et là, dans une scène digne du plus grand western, la porte de la salle d’opération s’ouvre dans un bruit fracassant, et Gauthier fait la plus belle des entrées !

– Oh mon cœur, mon amour ! Alors surtout, tu ne me regardes pas, (les bras en croix et les tripes à l’air ne sont pas mon meilleur profil !), et tu te tournes vers la gauche. Regarde ! C’est Marceau, c’est notre fils !

Tous ont la larme à l’œil lorsque Gauthier caresse la joue de son fils.

Je profite de cet instant suspendu, je savoure chaque seconde, car je sais qu’elles seront brèves.

Quelques minutes plus tard, Gauthier se sent mal et doit retourner immédiatement dans sa chambre .

Qu’à cela ne tienne ! Le plus beau moment de nos vies vient d’avoir lieu, nous étions ensemble, Marceau est dans mes bras.


Tout va bien se passer.

Les bureaux d’Orta – Août 2019

La naissance d’une collection est toujours un moment à part. Elle prend racine dans nos imaginaires, nos envies, le doux frôlement d’un tissu, l’émerveillement devant un imprimé.

Mes sources d’inspiration sont multiples. D’une silhouette croisée au coin d’une rue à la douceur d’une étoffe, le détail d’une tenue, chaque élément peut déclencher une vague de créations. Main dans la main avec Louise, notre styliste, nous parcourons nos idées et notre imagination.

Et chaque mois, nous trouvons ensemble un fil rouge qui nous guidera durant la création de notre nouvelle collection. Qu’il s’agisse d’un thème ou d’un type de vêtement en particulier, nous nous projetons dans la peau de notre cliente favorite : quel basique, revisité par Orta, complètera sa garde-robe ? A-t-elle envie de s’enfouir dans un énorme pull en mailles, ou de faire voleter les pans légers d’une robe ?

À la suite de cette première moisson d’idées, Louise dessine. Elle esquisse, taille les silhouettes, revient sur un détail, couche sur papier l’ébauche de notre collection.

Nous sélectionnons alors ensemble les modèles qui nous font vibrer, en rajoutant un détail, en déplaçant une couture, en choisissant un bouton. On imagine les différentes matières, du moelleux d’une maille à la légèreté de la gaze de coton.

Et puis vient le choix de l’imprimé. Que nous sélectionnerons dans les gigantesques catalogues de nos fournisseurs ou que nous dessinerons nous-mêmes. S’il s’agit d’une maille, nous choisirons le type de point et l’épaisseur du fil.

Il faudra également choisir la matière, selon le tombé souhaité : fluide et droit pour une jupe, qui aimera un tissu plus lourd, ou légèreté du coton pour une chemise.

Et un point essentiel guide nos choix : la qualité et la durabilité de nos matières. Or, traditionnellement, dans l’industrie du tissu, l’accès aux matières écologiques ou recyclées est réservé aux gros, très gros clients. Or nous avons commencé petit, tout petit ! Il nous a donc fallu choisir l’ordre de nos batailles : nous avons d’abord décidé de produire localement. Nos ventes ont alors suivi une belle courbe ascendante, ce qui nous a ensuite permis d’accéder à un choix de tissus plus durables. Et nous continuerons à l’avenir à nous focaliser sur les matières naturelles ou recyclées. Mais on ne peut pas mener toutes les batailles de front, il faut donc leur choisir un ordre logique.

Suivant nos différents coups de cœur et modifications, nos fournisseurs nous envoient quelques échantillons de ces tissus, qui nous permettent de valider la matière, l’imprimé, la couleur. Les rouleaux de textiles sont ensuite envoyés à l’un de nos ateliers de confection, sélectionné en fonction de sa spécialité.

Entretemps, Aithi, notre modéliste, se lance dans une tâche essentielle : la réalisation des fiches techniques qui donneront corps à nos dessins. Nos idées les plus farfelues deviennent lignes, chiffres et mesures. Toutes les spécifications techniques sont reprises sur cette fiche, qui est ensuite envoyée aux ateliers de confection et leur servira de guide dans la réalisation des prototypes.

Nous sélectionnons les boutons, les galons et les accessoires ou les faisons faire sur mesure, et une fois tous les détails minutieusement vérifiés, nous lançons la réalisation des prototypes auprès de nos usines.

Le moment où nous les recevons au bureau est toujours un peu particulier : entre effervescence d’un matin de Noël et peur d’avoir raté un détail essentiel, l’émotion est au rendez-vous ! Après un premier regard critique de l’équipe, et une mesure minutieuse par Aithi afin de vérifier que le modèle correspond aux spécifications envoyées, on passe à l’une des phases les plus agréables : le test. Nos prototypes seront en effet portés, lavés, ils rencontreront des matins hivernaux et des soirées cocoons, afin de vérifier qu’ils supportent toutes les situations.

Lorsqu’ils ont prouvé leur loyauté et leur résistance, lorsque chaque détail est à sa place, nos prototypes sont enfin envoyés en production, et rejoignent notre collection du moment.

Chaque étape, chaque décision prise pour l’avenir d’Orta a façonné mon expérience, a affiné mes critères d’exigence. Grandir nous permet d’aller plus loin dans notre volonté de durabilité, et j’apprends à choisir chacun de mes combats. Car c’est un marathon, pas un sprint. On doit tenir la route, assurer l’avenir, et chaque chose doit alors être faite en son temps. L’expérience tempère mon impatience et libère ma créativité.

Tout va bien se passer.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 9. ♡


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