Episode 7 : S’effondrer, se relever.

Vendredi 22 mai 2020 et les semaines qui suivirent – un peu partout dans Bruxelles.

Je rentre à l’appartement. Mes jambes nous portent à peine, moi et ce petit être lové au creux de mon ventre.

Je tremble et je ne peux plus m’arrêter de pleurer.

Et là, je commets une erreur sans nom : je vais sur Internet. J’y cherche tout ce qui concerne cette forme de leucémie agressive. Ce que j’y lis me plonge dans une terreur absolue : trente-cinq pourcents de risque de décès, des témoignages à n’en plus finir sur les horreurs que cette maladie inflige, les dégâts irrémédiables qu’elle porte aux survivants.

Je sens l’angoisse monter comme une rivière en crue, balayant tout sur son passage. Je suis tétanisée, incapable de réfléchir. Je ne peux que continuer à lire, à me remplir de toutes ces données plus terrifiantes les unes que les autres.

Je finis par m’endormir, épuisée.

Ma courte nuit est hachée, morcelée par la peur et ce grand lit vide.

Je m’éveille en larmes, submergée, dévastée par ces émotions plus grandes que moi.

C’est au moment où je touche le fond, où je suis à genoux face à cette maladie qui frappe l’homme que j’aime le plus au monde, que je prends ma décision.

Celle d’arrêter immédiatement d’envisager le pire, de me déchirer le cœur. Mettre fin à cette douloureuse paralysie, tourner le dos aux enfers.

Je décide que cela s’arrête maintenant, que ce sentiment horrible disparaît, et que le pire n’est tout simplement pas envisageable. Nous avons la chance de pouvoir nous battre, et c’est ce que nous allons faire, de toutes nos forces, tous les trois.

À partir du moment où je prends cette décision, je n’aurai plus jamais ce sentiment de chute sans fin, cette peur ne me paralysera plus une seule fois.

Et pourtant, le destin se joue à nouveau de nous trois jours plus tard. Les résultats de divers examens tombent : il s’agit d’une forme de leucémie rare et très agressive.

Le choc est brutal, à couper le souffle : au lieu des 12 jours de chimio et des quelques mois de traitement annoncés, c’est une pénitence bien plus lourde qui nous attend, aux risques tellement plus élevés.

C’est à nouveau Gauthier qui me l’annonce. Jusqu’ici, aucun médecin n’aura pris la peine de me contacter pour m’expliquer en détails ce qu’il se passe, les impacts de cette maladie, ce qui nous attend. La sœur de Gauthier étant médecin, elle prend le temps nécessaire afin de tout m’expliquer, mais je pense à ceux qui se retrouvent seuls, sans aucune autre information que celle disponible sur Internet. Cela doit être encore plus terrifiant, angoissant.

Ne pourrait-on imaginer que l’un des médecins qui accompagnent Gauthier prenne la peine de me téléphoner ?

D’autant plus que le protocole à suivre est terrible :

  • vingt-neuf jours de chimiothérapie en isolement total,
  • suivi de cinq jours à attendre une remontée des globules blancs.
  • Ensuite a lieu une ponction dont les résultats conditionnent une hypothétique sortie de trois ou quatre jours. Le chiffre fatidique est de 4% : au-dessous, c’est une liberté provisoire de quatre jours. Au-dessus, c’est reparti pour un tour en enfer, un mois de traitement en isolement à nouveau.
  • À la suite de ces quarante-cinq jours, se profilent trois mois de chimiothérapie : six jours à l’hôpital, suivis, si tout va bien, de dix jours de repos à la maison. Et cela six fois de suite.

Mais le voyage ne s’arrête pas là :

  • vient ensuite la radiothérapie, durant une à deux semaines,
  • et ne nous arrêtons pas en si bon chemin : la greffe arrive juste après, toujours si tout va bien. Soit six à neuf semaines d’hospitalisation, durant lesquelles les seuls contacts que j’aurai avec Gauthier se feront à travers une vitre.
  • Et évidemment ajoutons à cela six mois de récupération et revalidation.

La voix de Gauthier est assez calme au téléphone, lorsqu’il me décrit cette descente aux enfers. Ma réponse est courte :

– Je te rappelle un peu plus tard.

Je me retourne vers ma maman, qui a suivi notre conversation. Je balbutie, en larmes :

– Mais moi, j’accouche dans un mois… ?

Elle me regarde tendrement, et d’une voix qui tremble un peu, elle me dit :

– Marion, ne lui parle plus de ton accouchement. Il ne sera pas là.

Je prends alors réellement conscience de tout ce que cette maladie va signifier pour nous. Gauthier n’assistera pas à la naissance de son fils, il n’en verra pas les premières semaines, il ne le tiendra pas dans ses bras. Et j’accoucherai seule, je rentrerai sans mon mari de la maternité, je ne partagerai pas ces premières semaines de vie commune avec Gauthier.

Je pose les mains sur mon ventre, et je reprends ma respiration doucement. Mon cœur s’affole et tente de sortir de sa cage, mais je l’y ramène. Je ne m’effondrerai pas.

Je décide de segmenter tout ce qui va se passer, de le découper en étapes que nous franchirons victorieusement les unes après les autres.

Première escale, l’une des plus douloureuses : la chimiothérapie et ses vingt-neuf jours d’isolement. Gauthier me répète ce que les médecins lui ont dit : du jour 8 au jour 20, il sera au fond de la piscine. Il sombrera au plus profond de ce que l’on peut endurer avant de remonter la pente.

Et nous nous accrochons tous les deux à l’idée que suite à cette première chimiothérapie, il nous rejoindra quelques jours pour profiter de son fils nouveau-né.

Nous en venons à attendre avec impatience le jour 1 du traitement. Au plus vite nous commençons, au plus vite ce sera terminé, n’est-ce pas ?

Rapidement, les médecins décident que je pourrai venir le voir chaque jour que durera ce premier traitement. Une demi-heure sans pouvoir se toucher ni s’embrasser, mais j’exulte de joie.

Une routine étrange et paradoxalement rassurante s’installe. Je continue à aller chaque jour au bureau, ce que je n’ai pas cessé de faire depuis que j’ai appris la maladie de Gauthier. Mon équipe est extraordinaire, chacune se relaie auprès de moi pour me soutenir, me couvrir d’attentions. Nous intégrons Gauthier dans toutes nos réunions, toutes nos prises de décisions, et il est aussi combatif en Facetime qu’il ne l’était avant !

Au travers de nos appels vidéo, Gauthier m’accompagne dans mes journées, mes rencontres, il voit nos amis, il participe à nos rires et nos conversations. Je le rejoins ensuite en début de soirée, et durant une demi-heure nous reprenons là où nous nous sommes arrêtés au téléphone.

Le seul luxe de Gauthier dans cette chambre aseptisée de onze mètres carrés est la nourriture. Chaque soir, il se fait livrer un repas provenant de l’un de ses restaurants favoris. Un plaisir dont la seule anticipation lui fait venir le sourire aux lèvres durant la journée.

Et puis un jour, je le retrouve en larmes. Il lui est désormais interdit de se faire livrer sa nourriture, afin de respecter les contraintes sanitaires liées à la pandémie de Coronavirus.

Il devra désormais se contenter de la nourriture de l’hôpital. Une nourriture triste, sans saveur, sans plaisir, quand elle n’est pas inexistante par oubli.

C’en est trop pour lui, qui jusqu’ici a tout enduré sans broncher :

– Marion, je t’en supplie, fais quelque chose, je ne tiendrai pas si je ne peux pas me raccrocher à ça, je t’en prie !

Je comprends rapidement qu’au-delà de la nourriture, c’est à ce semblant de normalité qu’il s’accroche. Et je suis bien décidée à lui donner tout ce dont il aura besoin.

En quelques minutes, c’est tout un réseau qui se met en place. Avec l’accord des médecins, sa Maman et nos amis se joignent à moi pour lui concocter deux fois par jour des petits plats qui lui permettront de tenir le coup.

Un problème technique se pose : comment réchauffer la nourriture ? Seule solution envisageable : un micro-onde dans sa chambre.

Je trouve le modèle parfait et décide de lui amener le lendemain. Je vous dépeins la scène : j’accouche dans quelques jours et je trimballe sur une chaise roulante un micro-onde plus gros que mon ventre de femme enceinte. Plus lourd aussi ! Je traverse tous les couloirs, suivie par les regards incrédules des infirmières, jusqu’à arriver à la porte de sa chambre.

Devant laquelle m’intercepte un médecin :

– Madame, vous ne pouvez pas rentrer avec cet appareil dans sa chambre !

Je ne comprends plus rien. Plus tôt dans la journée, on m’a assuré au téléphone que je pourrais installer le micro-ondes sans encombre dans sa chambre.

– Je suis désolé, mais c’est le protocole à suivre.

Je reste sans voix devant cette incohérence. Devant ce désastre tant psychologique que physique.

Les médecins n’entrevoient pas la souffrance de Gauthier sous ce qu’ils classeront comme un caprice d’enfant gâté. Leur mission, pour laquelle j’ai un respect immense, est de le soigner, pas de s’occuper de son bien-être. Et sous cette anecdote, c’est pour moi une nouvelle mission qui se matérialise : veiller au bien-être de Gauthier, maintenir son moral, afin qu’il continue à lutter.

Pour cause de Covid, je suis la seule à pouvoir voir Gauthier. Évidemment, je suis tellement heureuse de le voir chaque jour. Mais en même temps, cela signifie que les seuls contacts sociaux de Gauthier reposent entièrement sur mes épaules. Une journée seul dans ces onze mètres carrés, c’est long, tellement long. Il attend toute la journée ma venue, décomptant les minutes. En aucun cas je ne peux donc faire faux bond. Et je me sens parfois écrasée par cette responsabilité, que je ne peux partager avec personne.

Malgré cela, les premiers jours se passent bien. On arrive au jour 8 fatidique, et Gauthier ne plonge pas au fond de la piscine, bien au contraire. Il se sent (relativement, bien entendu) en forme. Chaque jour, j’espère voir poindre le nez de notre petit bonhomme. L’énergie dont Gauthier fait preuve lui permettrait certainement d’assister à l’accouchement.

On commence à se dire qu’on échappera peut-être aux statistiques, et Gauthier reprend du poil de la bête face à la chimio, qui ne semble pas l’atteindre.

Jusqu’au jour 15.

Il perdra vingt cinq kilos dans les douze jours prochains, sera incapable de parler ou de bouger, terrassé par le traitement.

En ce soir du vingt-cinq juin, je suis assise à côté de lui, je lui serre fort la main. On ne parle pas, il n’en n’a plus la force. Et je serre les dents.

En sortant de sa chambre, je respire laborieusement. J’espère de tout cœur qu’il n’a pas vu que les contractions avaient commencé.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 8. ♡


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7 réflexions au sujet de « Episode 7 : S’effondrer, se relever. »

  1. C’est touchant… je suis émue, tellement bien écrit ‘! Quelle force tous les deux … Je n’imagine même pas ce que vous avez pu endurer ! Votre couple a été suremement moteur dans cette dure bataille et c’est tellement beau 💓
    Étant soignante je suis tellement triste de ce manque d’humanité !

    1. Bonjour Mélanie!
      Je vous remercie pour votre adorable mot 🥰 !
      L’amour que nous nous portons a effectivement été le moteur dans cette lutte contre la maladie. ❤️

  2. Quel courage vous avez dû avoir tous les 2 , différemment mais quel dur combat , j’ai le coeur tellement serré lorsque je vous lis ❤️, je pense tendrement à vous 3 et vous souhaite le meilleur que vous puissiez vivre ❤️❤️❤️

    1. Bonjour Anouchka !
      Merci pour votre message rempli de bienveillance et d’attention ❤️
      Je vous embrasse,
      Marion

  3. Que dire… Une femme prête à tout pour l’amour de sa vie. Ne dit-on pas oui, pour le meilleur et pour le pire ? Il faut beaucoup de force de caractère pour faire face à un tel tsunami et qui plus est, enceinte. Mais ce qui me saute le plus aux yeux, c’est l’amour. C’est un moteur tellement puissant. L’amour qui se résume ici par le fait de se battre sans relâche pour pouvoir continuer cette belle histoire que vous avez commencer à écrire tous les deux… Bravo pour ces écrits remplis d’émotions et bravo également pour votre entreprise dont beaucoup devraient s’inspirer !

    1. Merci Caroline pour votre message si poignant .. Comme vous le dites si bien : “L’amour a été le moteur face à cette maladie “♡
      Je vous embrasse, Marion ♡

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