EPISODE 6 : FRAPPER LES MURS

Vendredi 22 mai 2020 – Hôpital Jules Bordet.

Enceinte de 8 mois, tétanisée par les larmes, je reste immobile, dans ce hall d’accueil auquel les allées et venues donnent un semblant de vie.

Le désespoir me submerge. Sans élever la voix, la colère grondant sous chaque syllabe, je préviens l’infirmière :

– Écoutez, je vais aller voir mon mari, quoi que vous fassiez. Soit vous m’aidez, soit j’escalade tout ce qu’il faut escalader pour atteindre son étage.

Elle jette un regard affolé vers mon ventre tendu par huit mois de grossesse, et me dit rapidement qu’elle va appeler la psychologue, que cette personne est la seule à pouvoir débloquer la situation.

La psychologue descend quelques instants plus tard et se précipite à ma rencontre :

– Je suis désolée, j’ai appelé les médecins, mais ils sont intraitables : vous ne pouvez pas voir votre mari.

Et là, toute la tension, l’angoisse, la colère et la peur accumulées de ces dernières quarante-huit heures jaillissent hors de moi.

– Écoutez, j’étais avec mon mari il y a moins de vingt-quatre heures. Si je suis contaminée par le coronavirus, il l’est aussi, et inversement.

Ma voix se fait suppliante :

– Laissez-moi le voir, juste une fois, je vous en prie. J’ai vraiment besoin de le voir. D’autant plus que je ne sais pas combien de temps durera cet isolement. Vous ne pouvez pas nous faire ça, on ne s’est pas encore vus depuis que nous l’avons appris. Je vous en prie, je vous en supplie ! C’est inhumain ce que vous faites !

Je décide à ce moment-là de reprendre le contrôle sur ce que nous allons vivre. Je ne veux pas subir cette maladie, ce parcours du combattant. Puisque nous devons le vivre, je ferai entendre ma voix, j’affirmerai sans peur ce qui me semble juste, je me battrai pour notre bien-être. J’ai un respect immense pour le corps médical, et un respect bien plus grand encore pour mon mari. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour adoucir son fardeau.

Suite à ce que Gauthier appellera plus tard mon « esclandre » dans le hall de l’hôpital, les médecins se réunissent deux fois de suite afin de décider si je peux ou non voir Gauthier.

Dans l’après-midi, un membre de l’équipe médicale m’appelle.

– Madame, exceptionnellement, vous pourrez rendre visite à votre mari aujourd’hui. Vous vous rendrez au septième étage, qui est l’étage Covid. Votre visite ne durera qu’une heure. Soyez également bien consciente des risques que vous prenez, pour vous et votre enfant. Vous êtes sûre de vouloir faire ça ?

Évidemment que j’en suis sûre ! Mon cœur bondit dans tous les sens, je vais enfin voir Gauthier !

La joie reprend le dessus, je célèbre et savoure cette petite victoire.

Cette joie m’accompagne quelques minutes plus tard, lorsque j’ai rendez-vous chez mon gynécologue pour une de mes dernières échographies. Notre médecin est très ému par la situation, et participe à un moment un peu fou : Gauthier assiste à tout le rendez-vous en Facetime ! Il n’a manqué aucune échographie jusqu’à maintenant, hors de question que cela change !

C’est le cœur presque léger que je me dirige ensuite vers l’hôpital. J’ai cette faculté de pouvoir me concentrer sur le positif, sur la moindre victoire dans chaque combat, et de m’envelopper toute entière dans ce sentiment heureux.

Néanmoins, arrivée au septième étage de l’hôpital Jules Bordet, je déchante assez vite. Nos retrouvailles ne vont pas du tout se passer comme je l’imaginais. Je n’ai pas le droit de le toucher ou de l’embrasser.

Je dois suivre un protocole bien précis, et une médecin m’aide à enfiler la tenue réglementaire.

Entre la charlotte et les gants, je lui pose quelques questions sur la leucémie car jusque-là, aucun de ses collègues n’a pris la peine de m’expliquer. Face à cette chose qui bouleverse ma vie, personne ne prend le temps de me donner des explications.

Elle y répond pragmatiquement.

– Madame, souvenez-vous d’une chose : une leucémie, c’est une année entière entre parenthèses.

– Ok, je comprends, mais de toute façon ça se guérit, n’est-ce pas ?

– Ça, c’est moins sûr.

C’est sur ces mots que je rentre dans cette chambre horrible, totalement aseptisée. Mes yeux sont rivés sur Gauthier, je suis tellement heureuse de le voir. Les larmes coulent de ses yeux. Les miens sont secs. Alors que je lui ai toujours tout dit, je décide de garder ce que je sais pour moi. J’enfouis ma peur et ma douleur, et je le regarde tendrement.

Je tente de l’approcher, mais il m’arrête, assez froidement.

– Marion, on doit respecter les règles, s’il te plaît !

– Ok ok, désolée !

Au bout d’une heure, Gauthier me signale qu’il est temps que je parte. J’ai beau insister en lui disant que personne n’est encore venu nous chercher, qu’on peut encore en profiter, il est intraitable.

Et si froid. Ce que je n’ai pas compris alors, c’est qu’il avait mal, et qu’il voulait m’épargner la vue de ses souffrances.

Je suis déroutée par son rejet, je ne comprends plus rien, je ne retrouve pas mon Gauthier, celui des rires et de l’insouciance, celui qui me console et me réconforte. Je suis totalement perdue. Mais rien ne transparaît, je garde en moi tout ce qui hurle. Je lui souris doucement et ferme la porte.

En sortant de la chambre, je m’effondre. Le souffle coupé, je verse plus de larmes que je n’en n’ai jamais versées. Je frappe les murs des couloirs de toutes mes forces. Les pièces du puzzle s’emboîtent et je comprends enfin ce que « leucémie » veut dire. La douleur me plie en deux, l’horreur me frappe en plein visage. Mon mari risque de mourir et je ne peux pas être à côté de lui.

Janvier 2019 – Les bureaux d’Orta

Les ventes de Jules et Fanny, nos deux pièces iconiques, sont extraordinaires. L’engouement que ces deux vêtements suscite dépasse toutes nos espérances. Et toutes les quantités que nous avions prévues aussi !

Trouver le juste nombre de pièces à produire est un véritable travail d’équilibriste entre la trésorerie nécessaire et le bonheur de nos clientes. Chaque pièce nécessite de s’interroger : va-t-elle plaire ? Elle nous plaît à nous, mais à nos clientes ? Combien d’exemplaires allons-nous produire ?

Les questions d’ordre financier arrivent immédiatement : combien cela va-t-il nous coûter ? Quelle est la trésorerie nécessaire et en disposons-nous ? Il faut ensuite prévoir le nombre d’exemplaires par tailles, mais également tenir compte des métrages de tissu disponibles, des agendas de nos ateliers.

Si l’on ne produit pas assez, nos clientes seront mécontentes. Si nous produisons trop d’exemplaires et qu’ils ne sont pas vendus, c’est notre banquier qui sera mécontent. 

Ce sont des milliers d’exemplaires qui sont mis en ligne à chaque collection, le risque est donc énorme pour nous. Et comme nous avons pris la décision de restreindre notre marge bénéficiaire afin de proposer des prix abordables pour ces vêtements réalisés en Europe, le risque est encore démultiplié. Une seule pièce qui ne fonctionne pas et notre trésorerie se fait la malle. Sans compter le gaspillage colossal de matières premières, de ressources, ce qui va totalement à l’encontre de mes valeurs.

Jongler entre ces différents éléments est souvent synonyme… de mal de tête !

D’autant plus qu’à chaque collection, nos ventes augmentent, mais sans que cela soit linéaire. Difficile donc d’anticiper les ventes à venir et par conséquent les pièces nécessaires. Et il suffit d’un coup de cœur collectif pour que tous nos exemplaires soient vendus en quelques minutes, voir en quelques secondes.

Pour Jules et Fanny, mon instinct m’a dicté de produire un nombre d’exemplaires beaucoup plus conséquent que tout ce que nous avions fait jusqu’à maintenant.

Et pourtant, cela n’a pas été suffisant ! Joie et désespoir ! Je saute de joie à l’idée que tous les exemplaires d’un modèle soient vendus, mais je trépigne quand je lis les messages contrariés de nos clientes n’ayant pas réussi à acheter ce qu’elles souhaitaient.

C’est là que Gauthier et son esprit pragmatique ont une idée lumineuse ! Permettre à nos clientes déçues de commander certaines de leurs pièces favorites après la rupture de stock. En regroupant ces commandes, nous pourrions alors faire produire un nombre juste et raisonné auprès de nos ateliers, sans prise de risque. Cela nous permettra de contenter nos clientes, mais également de limiter à la fois le danger financier et le gaspillage, puisque nous ne produirions alors que les exemplaires certains d’être vendus. Une solution idéale !

Le seul inconvénient ? Un délai de livraison beaucoup plus long, puisque c’est toute une production qu’il faut à nouveau lancer.

Qu’à cela ne tienne, je suis persuadée que nos clientes comprendront notre démarche. Comprendront qu’il ne s’agit pas d’une stratégie marketing, mais bien d’assurer la durabilité, tant de notre entreprise que de notre production. Que nous ne sur-jouons pas le jeu de la rareté, mais que nous essayons simplement de produire les quantités justes. À la fois pour notre trésorerie et pour l’environnement.

Notre système de précommande est né ! Une véritable révolution pour nous !

Premier challenge : comment allons-nous savoir quelles pièces nos clientes déçues souhaitaient-elles acheter ?

Et là, l’idée lumineuse est de mon côté : demandons-leur ! La majorité de nos clientes nous suivent sur Instagram, il suffit donc de leur demander de nous faire part de leur souhait pour savoir quel modèle et quelles tailles lancer en précommande.

C’est donc armée d’un tableau excel et de litres de coca que je dépouille un par un les commentaires, reportant les souhaits de commandes dans une feuille de calcul qui me donne finalement (après de longues heures) le nombre de précommandes.

Second challenge : nos ateliers n’ont pas toujours le tissu ou le temps nécessaires pour lancer la production de certaines pièces. Et puis cela demande une grande confiance : en effet, avant même que les précommandes soient lancées, je leur demande de nous réserver un grand nombre de métrages de tissus, mais également de bloquer le planning de leurs couturières. Tout ça sans que nos clientes n’aient encore validé leurs précommandes.

Un vrai travail d’équipe, qui demande une belle relation, basée sur la confiance et la communication.

Il faut également le temps que les tissus soient parfois réimprimés pour nous, ce qui peut prendre facilement trois semaines. Les arrivages de tissus doivent donc correspondre aux disponibilités des couturières. Et rajoutons à cela les boutons, et les diverses finitions qui sont réalisées dans nos ateliers français et qui doivent être livrés à temps. Et tout cela ne doit en aucun cas impacter la production des nouvelles collections, qui se fait souvent en parallèle. Je dois donc jongler entre tous ces paramètres.

Nous remuons tous ciel et terre, mais nous devons malgré tout sélectionner un nombre restreint de modèles.

De collections en collections, j’affine notre système. Mon objectif est et sera toujours de rendre nos clientes heureuses, tout en ne faisant pas de compromis sur notre volonté de durabilité.  Voilà ce que j’ai appris lors de la mise en place de ce processus : rester fidèle à ses valeurs nécessite parfois de prendre des décisions draconiennes.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 7. ♡


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