EPISODE 5 : Prendre conscience et perdre pied

Jeudi 21 mai – Vendredi 22 mai 2020

Mon premier réflexe est d’appeler. Téléphoner à tous mes proches, dans l’espoir que l’un d’entre eux me dise que non, en fait, ce n’est rien de grave, qu’une leucémie ou un cancer ça se guérit rapidement et sans trop de souffrance.

Je rappelle enfin ma maman. Je suis en pleurs au téléphone.

– Maman, je ne comprends pas, ils parlent de leucémie ou de cancer, je ne comprends rien !

– Marion, ne t’inquiète pas, je suis déjà sur la route, je viens de passer la frontière, j’arrive.

Il y a deux jours, Maman m’a appelé pour me faire part de son inquiétude. Lors de nos retrouvailles post confinement le week end passé, en famille à Lille, elle avait trouvé Gauthier tellement pâle, tellement fatigué, mais n’avait rien voulu dire. Difficile de dire à quelqu’un qu’il a une sale gueule, n’est-ce pas ?

Aaah le fameux sixième sens des mamans !

Lorsque je l’ai appelée il y a quelques minutes, elle a immédiatement compris ce qu’il se passait et s’est mise en route.

En attendant son arrivée, je multiplie les appels.

Étrangement, je ne téléphone pas à Gauthier, alors que nous nous appelons habituellement toutes les dix minutes. Nous ne nous sommes toujours pas entendus depuis que nous savons tous les deux que notre avenir est en péril. J’ai le sentiment diffus que si je l’appelle, tout cela va devenir réel.

On sonne à la porte. Impossible que ce soit déjà Maman !

C’est Alexandra, la sœur de Gauthier, le visage pâle et défait.

Les yeux accrochés aux miens, de sa voix ferme de médecin, elle m’annonce qu’il s’agit d’une leucémie.

Ma première réaction est absurde : je me réjouis intérieurement que ça ne soit pas un cancer.

Rationnellement, je sais qu’une leucémie est un cancer. Mais mon esprit refuse de mettre ce mot horrible à côté du doux visage de mon mari, refuse d’associer la souffrance à venir à notre tendre avenir à trois qui se profilait.

Pragmatique, Alexandra me demande de préparer une valise pour Gauthier.

Je ne comprends rien de ce qu’elle me dit, mais je me mets à la tâche. Je prépare tout ce qu’il faut pour le weekend, jusqu’à lundi. Parce que lundi, tout sera terminé, tout ira bien et Gauthier sera de retour, n’est-ce pas ?

Maman arrive à ce moment-là. Je lui annonce qu’il s’agit d’une leucémie, et malgré la vague d’émotion qui la submerge, elle ne pense qu’à moi et mon bien être.

Je parcours toutes les pièces de notre appartement pour réunir tout ce qu’il faut dans cette valise, je cours dans tous les sens. Je refuse de comprendre.

La valise est prête, Alexandra me dit que je dois aller la déposer à l’hôpital Jules Bordet. N’étant pas bruxelloise d’origine, je ne sais pas qu’il s’agit d’un établissement spécialisé dans le traitement du cancer. Et de toute façon, je refuse d’entendre, de comprendre ce mot et ce qu’il implique.

Cette matinée passe si vite.

Je préviens nos familles, nos amis, et je les réconforte. Évidemment que tout va bien se passer, ce n’est rien de grave, ça va aller !

C’est en arrivant à l’hôpital avec la valise de Gauthier que je commence à prendre conscience de la gravité de ce qui se passe. Les médecins m’interdisent de le voir.

J’obéis, docile, un peu sonnée, et dépose sa valise à l’accueil.

J’appelle ensuite Gauthier.

– Mon cœur, je viens de déposer ta valise. Mais les médecins ne veulent pas que je te voie, et ils ne savent pas me dire jusqu’à quand cette situation durera !

Aucun de nous deux n’aborde le sujet de la leucémie, on se concentre sur le pragmatique. Continuer à avancer, à courir, pour éviter que le cauchemar ne nous rattrape.

Je passe l’après-midi dans un brouillard total. Mon corps et mon cerveau refusent d’enregistrer l’information.

En fin de soirée, j’appelle Gauthier, pour le rassurer. Je lui dis que j’espère tellement le voir le lendemain, que tout va bien se passer, qu’on ne fait qu’un dans cette épreuve.

Ses paroles suivantes me glacent.

– Tu sais Marion, quoiqu’il arrive, on a eu de la chance. J’ai de la chance de t’avoir rencontrée, de t’avoir épousée, on a eu une vie merveilleuse.

– Arrête un peu de dramatiser, évidemment qu’on a de la chance, et ça va durer toute la vie !

Gauthier est déjà beaucoup plus loin que moi dans le processus d’acceptation.

Je ne dors pas de la nuit. Le lendemain matin, je me rends à l’hôpital, pour voir enfin mon mari et lui déposer quelques affaires.

A l’accueil, on m’annonce que je ne peux pas le voir.

C’est à ce moment-là que l’horreur de la situation s’engouffre en moi. Le choc m’atteint de plein fouet, me paralyse, me tord le ventre. Mon mari a une leucémie et on m’interdit de le voir.

Décembre 2018 – Janvier 2019 – Bureaux d’Orta

Je plonge mon visage dans le tissu. Il est si doux, si moelleux, aérien. Définitivement, la gaze de coton est ma matière préférée. J’appelle de suite notre usine au Portugal, avec qui nous travaillons depuis les débuts d’Orta. Il faut absolument que ce tissu fasse partie de notre prochaine collection de janvier 2019.

Nos ateliers portugais n’ont jamais travaillé avec cette matière, je sens qu’ils sont réfractaires à l’idée. Et de plus, leurs fournisseurs n’en possèdent pas et ne peuvent donc leur livrer. L’histoire est donc réglée.

Mais ce serait mal me connaître. Moi et ma nouvelle résolution, on décide de ne pas s’arrêter là. Si ce n’est qu’une question logistique, elle peut facilement être réglée. Je me lance donc à la recherche de la gaze de coton idéale (mon bâton de pèlerin n’est jamais bien loin). Quelques heures de recherche obsessionnelle plus tard, j’ai trouvé exactement ce qu’il nous fallait !

Et les étoiles s’alignent. Nos ateliers en France, nos nouveaux partenaires, ont l’habitude de travailler cette matière particulière. La gaze de coton est en route ! Les couturières françaises sont prêtes à relever le défi, ma créativité s’envole et notre modéliste se surpasse dans les modèles. Nos clientes adorent.

Ne jamais s’arrêter à un refus, toujours chercher des solutions devient mon credo. « Quand on veut on peut » devrait être imprimé sur mes T-shirts !

Je sais déjà que Jules fera partie de ma vie en janvier 2019. Je vous ai déjà raconté ma rencontre avec lui ?

Un jour au soleil, le coup de foudre. Je croise une silhouette qui capte mon regard, je me retourne, je la suis des yeux. Je n’en vois que son dos, ces bretelles qui se croisent sur sa peau nue, cette robe qui s’envole lorsqu’elle s’éloigne de moi… Je me précipite sur mon cahier, et note à la volée mes premières idées (parce que je ne sais toujours pas dessiner, non non !) : une salopette au plastron discret mais bien marqué, des bretelles galbées par une jeu de volants, une taille confortable et souple, un tissu solide et fluide à la fois.

Lorsque le prototype arrive en septembre 2018 au bureau, je tombe immédiatement amoureuse de cette pièce. Je sens au plus profond de moi qu’elle va marquer un tournant dans notre destinée, qu’elle sera notre pièce emblématique. C’est l’essence même de la personnalité d’Orta : intemporelle et délicieusement décalée, avec un sacré caractère et un confort à toute épreuve.

Le nom s’impose naturellement : une personnalité forte, une pièce hors du commun, notre mascotte, celle qui nous verra grandir. Jules.

Comme mon grand-père, mon ange gardien. Celui qui veille silencieusement sur moi, celui dont la voix se fait parfois entendre lorsque je dors profondément. Celui qui me murmure à l’oreille que je peux y arriver.

Quelques temps plus tard, je trouve la compagne idéale pour Jules. Tout commence par un petit oiseau. Imprimé sur un fin coton, il se balade sur les mètres de tissu qui se déroulent devant moi. La poésie de cet envol me laisse sans voix. Je veux ce tissu. Nos couturières me préviennent : il s’agit d’un tissu complexe à réaliser et à travailler, car le motif qui me plaît tant est brodé, et non pas imprimé. Qu’à cela ne tienne, j’écoute mon instinct.

Pour ce tissu, il fallait un modèle inoubliable. Une chemise à porter en toutes occasions, un repère, l’incontournable d’un dressing. Une pièce lumineuse, agréable, réconfortante, qui vous entoure et vous sublime. Une coupe parfaite, un tissu extraordinaire.

En pensant à ce vêtement, à sa personnalité, je ferme les yeux et son visage m’apparaît. Fanny.

Une de mes meilleures amies, celle qui se tient à mes côtés depuis tant d’années, celle dont le sourire et l’énergie me transportent quotidiennement. Une personnalité solaire, rafraîchissante, douce et rassurante.

Il ne pouvait y avoir d’autre nom pour ce vêtement.

Le succès est au rendez-vous. Jules et Fanny, ce couple indémodable, font craquer toutes nos clientes. Instagram s’affole et les ventes s’emballent.

Je suis tellement heureuse d’avoir suivi mon instinct, de voir que finalement, ces idées que je porte en moi trouvent écho chez nos clientes.

Je retrouve ma personnalité dans ces vêtements. Ces nouvelles créations sont totalement alignées avec qui je suis. Tout est alors beaucoup plus simple. Si je peux me faire confiance, les décisions à prendre apparaissent plus facilement, la direction à suivre aussi.

Je décide de croire en moi. En nous.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 6. ♡


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