Jeudi 21 mai 2020 – 7h30 – Notre appartement
Je m’engouffre dans la cuisine, à la recherche de mon portable. J’ai hâte d’appeler Gauthier, qu’il m’explique ce qu’il se passe, et surtout de l’entendre apaisé.
– Ben alors mon cœur, comment ça va ?
Je suis tellement soulagée de l’avoir enfin au téléphone.
– Ma chérie, j’essaie de te joindre depuis deux heures !
– Oui, je sais, j’avais oublié mon portable, désolée ! Je t’attendais sur le parking.
Sa voix se fait plus grave, plus lente.
– Mon cœur, les résultats ne sont pas bons.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas Gauth’, quels résultats ?
– Les médecins souhaitent que j’aille voir un oncologue. D’ici trente minutes.
Mon cerveau occulte totalement le mot « oncologue ». J’entends « entérologue », et le lien logique se fait : il va voir un gastro-entérologue. Evidemment, puisqu’il a tellement mal au ventre ! Par contre, il y a un problème.
– Mais Gauth’, il ne va pas pouvoir t’examiner, tu as tellement mal ! Comment vous allez faire ?
C’est à ce moment que Gauthier réalise que je n’ai pas du tout compris ce dont il parlait.
– Mon cœur, c’est un oncologue que je dois aller voir. Mais ne t’inquiète pas, tout va très bien se passer, je t’appelle juste après !
Je sais ce qu’est un oncologue, j’ai déjà eu affaire à ce type de médecin lors du décès de ma plus proche amie, celle que je considérais comme ma sœur.
Mais mon esprit fait barrage, trop de souffrance et de douleurs se jettent encore contre cette porte lorsque le souvenir surgit. À aucun moment je n’associe le mot « oncologue » au cancer.
Un peu perdue, désemparée, j’appelle ma meilleure amie.
– Écoute, je ne comprends pas du tout, apparemment les résultats de Gauthier ne sont pas bons. Les médecins l’envoient consulter en urgence un oncologue. Je ne comprends vraiment pas.
Elle réalise immédiatement ce qu’il se passe, et tente de me rassurer en me disant que ce n’est sûrement rien de grave.
J’appelle ensuite ma maman. Elle a toujours su me réconforter, trouver les mots justes, cela ne devrait pas faire exception cette fois.
Je ne comprends toujours pas ce qui se passe, et pourtant je pleure déjà. Les larmes se déversent sans que je ne puisse rien y faire. Je passe doucement la main sur mon ventre, pour rassurer mon petit garçon, lui dire que tout va bien se passer.
Le téléphone sonne dans la maison familiale à Lille, et je pousse un soupir de soulagement lorsque maman décroche. Je lui explique tout en quelques mots, mais nous sommes interrompues par un double appel sur mon portable. C’est Alexandra, ma belle-sœur, qui est médecin. Maman promet de me rappeler juste après.
Je vois alors qu’Alexandra m’a déjà envoyé un message écrit, plutôt étrange :
« Coucou ma chérie, je viens d’avoir Gauthier au téléphone, je voudrais qu’on prenne le temps de parler toi et moi. »
Je décroche, angoissée, j’ai déjà un pied dans le vide.
Ma voix tremble, la sienne aussi.
– Marion, les résultats de Gauthier ne sont vraiment pas bons. Je ne sais vraiment pas comment te le dire, Marion, je suis tellement désolée. Les médecins ne savent pas encore s’il s’agit d’une leucémie ou d’un cancer.
Mon petit garçon qui va bientôt naître frappe l’intérieur de mon ventre de ses petits poings.
Quand mon cerveau a enregistré l’information, quand mon cœur a raté un battement, quand ma respiration s’est accélérée, quand la terreur a fermé mes yeux, j’étais seule.
Novembre-Décembre 2018 – Les bureaux d’Orta

Nous sommes arrivés à une étape cruciale du développement d’Orta. Il nous manque quelque chose pour réellement décoller, je le sens au plus profond de moi. On peut faire mieux encore, j’en suis certaine !
Nos collections sont belles, les retours de nos clientes sont excellents, la qualité est au rendez-vous. Alors c’est quoi ? Comment aller encore plus loin ?
Je fais défiler dans ma tête les centaines de messages et de commentaires que nous recevons sur Instagram, à la recherche de la faille. Encore et encore, je cherche ce que nous pouvons améliorer en termes de livraison, de logistique, de qualité.
Et puis soudain, la révélation ! Certains mots reviennent souvent : « Couleurs », « Imprimés ».
En effet, jusqu’à maintenant, nos usines ne nous permettent de produire que du noir. Ce qui, vous en conviendrez avec moi, peut très vite s’avérer lassant. Et elles nous limitent également dans nos modèles, bridant quelque peu notre créativité.
C’est une des grandes difficultés que l’on rencontre lorsqu’on démarre dans l’univers de la production : trouver des usines qui acceptent de produire quelle que soit la quantité, tout en gardant une qualité irréprochable. Qui acceptent également de faire un prototype, car en plus de prendre énormément de temps, elles n’ont jamais l’assurance que ce prototype sera finalement produit.
Notre usine limite donc les frais en restreignant les possibilités. Et cela nous restreint également.
Cette prise de conscience en amène une autre : jusqu’ici je me suis pliée aux règles du jeu dictées par d’autres, car je ne me sentais pas légitime, j’avais l’impression si forte de ne pas faire le poids, de n’avoir aucun droit si ce n’est de me soumettre aux exigences.
Je m’interroge à nouveau sur mes valeurs fondamentales, ce que je veux faire d’Orta. Et rester dans une zone de confort par peur n’en fait pas du tout partie.
Je prends alors la décision qui changera la destinée d’Orta. Je veux un monde en couleurs, en imprimés, en fantaisie et en créativité. C’est comme cela que je vois le futur de notre société. Je tente un coup de poker (ma spécialité !) : il nous faut de nouvelles usines. À partir de maintenant, nos ateliers seront le support de nos idées, le champ de notre créativité, et je ne me laisserai plus enfermer dans un carcan défini par d’autres.
Mais au-delà de l’idée, l’exécution se révèle quelque peu compliquée ! En effet, nous devons trouver de nouvelles usines européennes, fournissant des tissus d’une qualité irréprochable, nous permettant toutes les créations quelle que soit la quantité à produire. Dis comme ça, cela semble simple, non ?
Et puis comme cela ne suffisait pas, je décide d’aligner Orta à nos valeurs sociétales. Dans cette économie hyper polluante et très controversée de la mode, je veux faire les choses bien. Privilégier les savoir-faire de proximité, favoriser le circuit le plus court possible. Je décide donc que nos nouvelles usines seront françaises. Française de cœur et belge dans l’âme, c’est une belle façon de relier ces deux pays qui me sont si chers.
Je prends mon bâton de pèlerin et je me lance dans une quête effrénée. On a déjà parlé de mon obstination ? Une fois de plus, ce trait (pas toujours reconnu à sa juste valeur !) de mon caractère me sauve la mise. Hors de question de se reposer avant d’avoir trouvé.
La persévérance paie toujours. Cette maxime à laquelle je crois profondément se révèle à nouveau totalement vraie.
Je trouve notre perle française, un petit atelier familial. Comme nous, ils ont la volonté de grandir. Comme nous, ils placent le client au centre de toute la réflexion de production.
Ils sont enthousiastes, je suis (si peu) angoissée. Une nouvelle aventure se lance, un nouveau chemin. Croire en mes idées et trouver les personnes de confiance pour les réaliser, voilà une démarche qui est nouvelle pour moi. Et qui dit nouveauté, dit inconfort. Heureusement, je ne suis pas du genre à m’arrêter à cela, ou à m’arrêter tout court d’ailleurs.
Je doute encore, toujours et énormément, mais cette nouvelle façon de voir le monde m’accompagnera tout au long de mon chemin.
Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 5. ♡

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