EPISODE 1 : Les minutes d’avant

Mercredi 20 mai 2020 – 19h30 – Notre appartement

L’allée qui mène à notre appartement est calme. Mes pas pressés résonnent à une cadence presque militaire. Je marche toujours vite, je suis comme ça. Avancer, ne pas perdre de temps, aller droit au but.

L’air est doux, plein de promesses, une de ces belles soirées de printemps. Celles où en temps normal, on sortirait les bouteilles de vin blanc, les coussins et le parasol pour s’installer sur notre terrasse, rassemblés entre amis. De ces soirées dont on voudrait qu’elles ne finissent pas (ou très tard). Oui mais voilà. Mai 2020 ou le printemps COVID 19. La prudence est de mise et les contacts sont restreints. Pour les animaux sociaux que Gauthier et moi nous sommes, l’épreuve est rude.

De toute façon, Gauthier n’est pas en forme. Depuis hier, il se plaint de maux de ventre tellement douloureux. Ce matin, au lieu de nos habituels échanges survitaminés, il n’a pas voulu allumer la lumière, il est resté dans l’obscurité. Qui a alors envahi ma tête. Car les matins pour Gauthier et moi, c’est sacré. On se balance toutes nos idées, on refait le monde, on lance trois nouveaux projets à la minute, on part en vrille ensemble. Mais là, le calme, l’obscurité. Et cette sourde angoisse qui s’est alors enroulée le long de ma colonne vertébrale.

Il a ensuite décidé de ne pas aller travailler. Tous les deux, nous adorons notre job, ce projet fou que nous avons monté ensemble, cette cascade d’émotions et de challenges qui nous fait vibrer chaque jour. C’est le reflet de notre couple, le terrain de jeu de nos plus grands défis.

Mais là, pour une fois, Gauthier a déclaré forfait.

Je me repasse le film de ces deux derniers jours : son air absent lors de nos réunions, lui qui est toujours le premier à prendre des décisions, à trancher. Son égarement lorsque je l’interpelle sur des gros dossiers, son impassibilité lorsque je lui annonce que notre chiffre d’affaires a triplé.

Je ne sais pas quoi en penser.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent tranquillement sur notre havre de paix. Comme à chaque fois, un doux sentiment de quiétude m’envahit, aussi confortable qu’une écharpe en cachemire. Cet appartement, c’est notre foyer, notre refuge, notre camp de base. J’aime tout en lui : ses immenses baies vitrées, ses hauteurs de plafond indécentes, la rondeur de ses murs qui invite à la détente. Je m’y sens en sécurité, il m’apaise.

Je me hâte vers Gauthier. Les traits crispés de son visage me renseignent mieux que ses mots : cela ne va pas mieux, pas du tout. Un peu de soupe, de l’eau, voilà tout ce qu’il peut avaler.

Vers vingt-deux heures, il décide d’aller dormir dans la chambre d’amis, afin de ne pas me déranger. C’est une première ! On se dispute tellement peu que la chambre d’amis ne nous a jamais servi dans ces conditions !

Je sens l’inquiétude monter sourdement. Je n’ai jamais vu Gauthier souffrir autant. La crainte que cela puisse être grave m’effleure et je repousse violemment cette idée. Hors de question qu’il arrive quoi que ce soit !

Minuit trente. Je colle l’oreille à la porte pour vérifier s’il dort. Je l’entends respirer laborieusement, mais ça a l’air d’aller. En tous cas, c’est ce que je veux croire. Je retourne vérifier à quatre heures.

Six heures du matin. Je l’entends hurler. Mon coeur s’emballe, je cours vers la chambre d’amis.

– Mon coeur ?

Il est couché, replié sur lui-même, les poings serrés. La douleur l’agresse par vagues, de plus en plus fortes, intolérables. Entre deux cris impossibles à retenir, je comprends qu’il a appelé les urgences, que l’infirmière lui conseille d’y aller pour recevoir un calmant.

– Ok, go, on y va alors ! Se mettre en action, faire quelque chose, voilà qui me rassure. Reprendre le contrôle, même incertain, sur ce qui se passe.

Les dents serrées, il articule difficilement :

– Non mais Marion, tu ne te rends pas compte, je ne pourrais même pas m’asseoir dans la voiture tellement j’ai mal !

– Si,si on va y aller en voiture. Tu vas voir, je vais rouler tout doucement, tranquillement, ça va aller !

Faire en sorte que cela soit facile, aplanir les difficultés, rendre la route aisée et confortable, c’est comme ça que nous fonctionnons l’un pour l’autre.

J’aurais voulu lui dire d’autres choses, prendre sa douleur, l’empêcher de crier. De nous deux, c’est Gauthier qui gère, qui rassure, qui prend en charge. Notre cocon, c’est lui qui le construit chaque jour. Et là, je me sens paumée, mes pensées partent dans tous les sens.

Je me répète le même mantra sans interruption : « Ça va aller, ça va aller, ça va aller ».

Il n’y a que cinq cents mètres à vol d’oiseau jusqu’à l’hôpital, mais le trajet nous semble interminable. Et pourtant, dix minutes plus tard, nous sommes déjà dans la salle des urgences.

Peut-être faut-il que je vous explique comment on en est arrivés là. Notre histoire, tout cet enchaînement d’évènements qui nous amène à aujourd’hui. C’est tout moi ça! Je vous plonge en pleine aventure, un matin, comme ça, sans vous prévenir.

Revenons un peu en arrière ensemble, car c’est une belle histoire. Celle d’adultes encore enfants, de rêveurs lancés dans une aventure plus grande qu’eux. Je vous propose de vous raconter notre histoire, celle d’avant l’effondrement, d’avant la terreur et l’isolement, avant les bouleversements et les larmes cachées. Notre vie d’avant, celle d’après aussi.

Tout a commencé il y a trois ans…

Dimanche 10 septembre 2017 – 10h50 – Notre appartement

– « Dix minutes, Marion ! Dans dix minutes, c’est en ligne, dépêche-toi ! »

J’entends l’excitation dans la voix de Gauthier. Aujourd’hui est un grand jour pour nous, on met en ligne notre première collection de vêtements.

Après des semaines de travail acharné, des nuits entières passées sur le projet, des discussions à n’en plus finir pour peaufiner tous les détails, ça y est, nous y voilà. La collection est prête, les vêtements sont alignés dans nos étagères de stock, les boîtes vides attendent sagement d’être remplies avant l’envoi.

Dans cette aventure, on a mis toute notre énergie, tous nos rêves, une partie de nos économies aussi. C’est un trait de caractère qui nous lie Gauthier et moi: cette volonté d’aller au bout des choses, cette combativité, l’envie d’aller de l’avant, de dépasser nos peurs. On est très forts à ce jeu-là.

Mais ce n’est pas le monde des bisounours non plus. On en parle, du stress qui vous prend au milieu de la nuit pour une couleur de bouton pas tout à fait assortie au tissu? Du coeur qui s’emballe à l’idée d’avoir oublié une virgule dans le business plan? Du cerveau qui se paralyse devant la montagne de décisions à prendre?

Allez, on en parle! Parce que ce lancement de collection, vu de l’extérieur, semble simple, bien orchestré, planifié en amont par une équipe projet au top. Chaque rouage semble bien huilé et la machine prête à ronronner doucement. Ça, c’est la version instagrammable. Mais en réalité … Je n’ai pas de mots pour vous décrire le chaos qui règne dans ces dernières minutes, les oublis que l’on réparera en catastrophe, le sentiment de courir comme une poule sans tête pour penser à tout.

Prenons pour exemple notre soirée de lancement d’hier! De l’extérieur, tout a roulé, les vêtements attendaient sagement sur leurs portants tandis que le traiteur mettait la dernière touche aux petits fours. Toutes les blogueuses invitées ont répondu présentes, la déco est en place. En réalité, il s’en est fallu de peu que les vêtements n’arrivent pas à temps. Et jusqu’au denier moment, j’ai cru que personne n’allait venir, que la presse ne se déplacerait pas pour si peu. Il faut croire que notre folie avait attisé leur curiosité!

En effet, le projet est un peu fou : le marché est saturé par les grandes enseignes de fast fashion, les plateformes de vente de vêtements en ligne se lancent les unes après les autres. Pour se différencier, on doit avoir une réelle valeur ajoutée. C’est en puisant dans mes valeurs que je mets en lumière la ligne de conduite d’Orta : des vêtements de qualité, abordables et produits en Europe.

Des vêtements beaux, intemporels, de belles matières. Des tenues au juste prix, celui qui permet de rémunérer des travailleurs adultes par un salaire décent, celui qui assure la qualité des matières utilisées. Alors évidemment, ce prix sera plus élevé que ceux pratiquées par ces enseignes de surconsommation, mais cela nous semble être la démarche juste.

Pour garantir une qualité irréprochable et un circuit transparent, on a décidé de maîtriser toute la chaine de produit, de la création à la vente, en passant par la production. Un pari insensé, qui nécessitait de trouver les fournisseurs, de les convaincre, de créer les premiers patrons, de tout inventer. Partir de zéro pour changer un peu les choses.

Heureusement, je suis persévérante (têtue diront certains?). Je crois fermement qu’avec un travail acharné, l’obstination et une volonté de fer, on peut arriver à tout. Chacun d’entre nous.

Et là, je savoure ce moment. Mon coeur bat à une vitesse folle. Orta est en train de naître, cette entreprise que nous avons imaginée, rêvée, sur un pari un peu fou.

Je rejoins Gauthier devant l’ordinateur, un coca à la main. On a l’air de deux gosses le matin de Noël, on est euphoriques et paniqués, surexcités et terrifiés.

Ça y est, sous nos yeux, Orta naît au monde digital. On y est arrivés. On se regarde, silencieux, presque solennels, émus aussi.

Je lui prends la main et la serre très fort. Là, devant notre écran, on est seuls au monde pour quelques instants.

Je vous donne rendez-vous le 3 janvier pour découvrir l’épisode 2. ♡


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