EPISODE 11 : Décider d’être heureux

Février 2021 – Notre Appartement

Nous y voilà. Nous sommes « après ». Après la greffe, après la leucémie, après l’accouchement. On y est arrivés. On atteint enfin la lumière qui se cachait au bout du tunnel, enfouie sous des milliers d’examens sanguins, des tonnes d’angoisse et un nombre incommensurable de moments de doute. Mais on ne l’a jamais lâchée de l’œil, cette petite lumière, et nous y voici enfin.

Alors évidemment, tout n’est pas fini, une leucémie, il faut du temps pour la laisser derrière soi. Mais chaque jour qui passe nous éloigne du rejet de greffe, nous rapproche de la rémission. Bien qu’il soit marqué dans son corps et son ADN, Gauthier a traversé cette épreuve avec un courage admirable. Sa force et sa détermination sont un exemple au quotidien pour Marceau et moi.

Nous avons trouvé notre équilibre, celui d’une nouvelle famille qui sait qu’elle n’est pas passée loin de ne plus l’être. Celui de jeunes parents aussi, tout simplement. Marceau grandit merveilleusement bien, ses éclats de rire et ses blagues nous font penser qu’il est tout aussi résilient que nous. Il vénère son papa, et leur complicité est un rayon de soleil permanent. Nous pansons nos blessures sereinement, doucement, tendrement.

Me focaliser sur Orta pour tenir la leucémie de Gauthier à distance a eu des résultats surprenants ! L’entreprise est dans une courbe ascendante qui se confirme de mois en mois, nous offrant stabilité et liberté dans nos projets d’avenir. Nous venons de déménager dans de plus grands bureaux, afin d’accueillir notre équipe en pleine croissance.

C’est tout un symbole pour moi. J’ai toujours rêvé que nos bureaux soient à l’image de notre société, qu’ils représentent son âme, son état d’esprit. Que chacun y ait son espace, se sente faire partie intégrante d’une structure solide et confortable.

Et aujourd’hui, je pense que nous avons trouvé cet endroit. Grand, lumineux, élégant et cozy, il nous laisse respirer, tout en résonnant d’éclats de rire et de discussions sérieuses. Comme à la maison !

Cette maison que je parcours avec bonheur, suivant les jouets de Marceau à la trace, souriant à Gauthier qui joue avec lui. Chaque matin, je me rappelle la chance que j’ai de les avoir tous les deux auprès de moi. Parce que leur absence est inscrite dans ma chair, laisse des traces dans mon cœur.

Souvent, on nous a dit « Vous verrez, après, tout sera différent, vous vivrez différemment ». N’ayant pas une grande expérience en leucémie, je ne pouvais que croire ce que l’on me disait. Mais j’avais néanmoins un doute, partagé par Gauthier . Et ce doute a pris la tournure d’une conversation qui nous a profondément marqué tous les deux.

Durant l’une de ces nuits entre blanc et gris alors que Gauthier encaissait sa chimiothérapie, je lui ai demandé comment il envisageait l’après.

–  Marion, pour moi, tout ce que je veux, c’est retrouver la vie que nous avions avant. C’est ça ma vie de rêve : nous, notre enfant, cette entreprise qui nous passionne tous les deux, nos familles, nos amis, notre foyer. Les voyages qu’on faisait avant, les apéros en terrasse, les soirées remplies de fous rires. Je ne veux rien de plus, c’est déjà le paradis.

En entendant cela, mon coeur a trouvé sa place. C’est exactement ce que je ressentais. Ce sentiment d’être parfaitement là où je souhaitais être, cette impatience de retrouver notre vie d’avant, de vivre notre nouvelle vie de famille. Nul besoin de voyages au bout du monde, de changer de boulot ou d’une nouvelle voiture rutilante. Nous avions exactement la vie dont nous rêvions, et tout ce à quoi nous aspirions, c’était de la retrouver.

Ce sentiment m’a submergée, quel bonheur, quelle chance !

Et puis à la réflexion, il n’y a là-dedans aucune chance. Il s’agit d’une suite de décisions que nous avons prises, Gauthier et moi. Depuis longtemps déjà, je me suis astreinte à écouter mon instinct, à chercher cette petite voix lorsqu’elle était enfouie sous les doutes et les décombres de ma confiance en moi. J’ai parfois pris des risques, je me suis trompée, j’ai échoué, j’ai recommencé, mais j’ai tenté d’aligner chacune de mes décisions avec ce que je ressentais au plus profond de moi.

Je n’ai fait aucun compromis sur mes rêves, même s’il m’a fallu de nombreux détours pour les atteindre. Je me suis parfois égarée en chemin, j’ai de temps en temps suivi des voies qui n’étaient pas les miennes, mais je suis toujours revenue sur ma route.

Ce ne sont pas quelques grandes décisions radicales qui m’ont mené à la vie que je souhaitais, mais bien une suite de micro décisions quotidiennes.

Et là, en jetant un regard vers ce précipice dans lequel j’ai failli tout perdre, en apercevant mon futur, entourée de mes deux amours, je me dis qu’elles n’étaient pas si mauvaises ces décisions !

Je ferme doucement la porte de la chambre de Marceau, laissant mon fils endormi avec un sourire au coin des lèvres. Je rejoins Gauthier dans le canapé, je regarde autour de moi. Mon cœur, libéré de sa cage, se love confortablement au creux de ce bonheur. Je respire.

Tout ira bien.

NB: Vous êtes des milliers chaque semaine à lire ces épisodes et j’ai été réellement touchée par vos témoignages, vos réactions et vos adorables messages. Merci infiniment pour tout cela. ♡

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EPISODE 10 : La tête sous l’eau et le cœur triomphant.

Octobre 2020 – Notre appartement

Nous avons su dès les premiers jours qu’une greffe de moelle osseuse serait nécessaire. Sans greffe, Gauthier aurait été confronté à 50% de risques supplémentaires de faire une rechute à la suite de son traitement.

Nous avons donc très tôt pris la décision de passer par cette étape douloureuse, afin de briser cette épée de Damoclès qui aurait empoisonné notre futur.

Néanmoins, nous devons tenir compte des statistiques : les chances de trouver un donneur totalement compatible sont faibles. Mais Gauthier et moi avons décidé de déjouer toutes les statistiques, de franchir la ligne d’arrivée contre tout pronostic. Et il le faut, car nous venons d’apprendre que lors de l’entrée de Gauthier à l’hôpital, les risques de décès étaient de 49% dans son cas. Une chance sur deux. Encore moins qu’à la roulette russe. Il s’en est fallu de (très) peu, et on s’en rend bien compte. Alors on continue le combat, déterminés comme jamais, bien décidés à profiter de cette chance, celle de pouvoir lutter pied à pied, vivant.

Et la nouvelle tombe, foudroyante, époustouflante. Le frère de Gauthier est compatible à 100% et peut donc être donneur. Et sans aucune hésitation, celui-ci accepte, sauvant la vie de son frère. Que dire à quelqu’un qui sauve la vie de votre mari ? Quels mots pour cette seconde chance, cette seconde vie ?

Le traitement par chimiothérapie de Gauthier s’est passé aussi bien que possible. Les allers-retours entre l’hôpital et notre appartement ont été éreintants, mais ont également permis la plus belle des rencontres : celle de Gauthier et son fils. Leur amour réciproque, le lien qui se tisse entre eux répare la déchirure des jours volés par la maladie.

Gauthier encaisse le traitement, et reprend doucement des forces.

On en oublierait presque qu’il nous reste une étape à franchir, décisive. Source d’angoisse autant que de joie, la greffe aura de lourdes conséquences sur cette routine apaisée qui s’est installée dans notre foyer : suite au transfert de moelle osseuse, c’est quarante jours d’isolement total qui nous attendent. Marceau et moi ne verrons plus Gauthier. Même lui parler à travers une vitre nous sera interdit, pour cause de COVID 19.

En ce 30 octobre, Gauthier serre fort Marceau sur son cœur et lui dit au revoir. Je le conduis à l’hôpital et je pleure durant tout le trajet. Il va tellement me manquer, je voudrais tant que l’on puisse enfin être tous les trois. Normalement, tranquillement, vivre les montagnes russes de notre nouveau statut de parent ensemble.

Comment trouver encore l’énergie, le courage, quand on a tout donné ? Comment trouver un second souffle quand on est à bout ?

En visualisant notre avenir à trois. Nous nous focalisons sur tout le bonheur que nous aurons à être réunis, chacun guéri de cette terrible épreuve.

Alors je respire profondément, Gauthier m’embrasse avec un tendre sourire, et on se quitte devant l’entrée de l’hôpital. Dans ma tête, le compteur s’enclenche : plus que quarante jours.

Le 6 novembre, Gauthier reçoit sa greffe de moelle osseuse. Il ne reste plus qu’à attendre espérer, patienter. Attendre les premiers résultats, espérer qu’il n’y ait pas de rejet, regarder les heures qui passent. On s’appelle mille fois par jour, Marceau éclate de rire à chaque fois qu’il voit son papa en vidéo, on parle de tout et de riens, de tous ces petits riens qui feront notre bonheur dès que Gauthier sera à la maison.

Et parce que la patience n’est pas mon fort, je me lance à corps perdu dans le travail. La seule façon pour moi de traverser ce désert est d’occuper mon esprit et mes mains, pour ne pas penser à mon cœur qui s’affole. Et le petit sourire en coin de Marceau me répète que ça en vaut la peine, que c’est la dernière étape avant notre vie à trois.

Quarante jours dans une vie, c’est si peu. Quarante jours quand on se bat pour sauver la sienne, c’est si long. Mais heure après heure, nuit après nuit, l’échéance se rapproche. Et surtout, chaque jour passé nous éloigne du rejet de greffe possible. Chaque matin est une victoire sur la maladie, un pas en avant vers le reste de nos vies.

Nous étions préparés à cette dernière étape, cette ultime séparation. Cela nous a permis de la vivre plus sereinement, de traverser la douleur sans perdre pied, même si de temps en temps, on a tous les deux craqué. Gauthier court vers la ligne d’arrivée, et rien ne peut plus l’arrêter. Il sait qu’au bout du chemin, c’est notre vie à trois qui l’attend. Alors il serre les dents, et il encaisse. Car au-delà de la procédure médicale, c’est littéralement son ADN qui est modifié. Son groupe sanguin également. L’impact de cette greffe sur son corps dépasse l’entendement, modifie en profondeur la structure même de ses cellules.

Et puis un jour de décembre, les médecins nous confirment notre plus bel espoir : Gauthier peut rentrer. Il est là, à la maison.  Tremblants, épuisés, victorieux, on se regarde tous les trois. On rit et on pleure, on parle de Noël, qu’on fêtera tous les trois, on ne réalise pas encore ce que l’on vient de traverser. On respire plus librement : il n’y a plus à décompter les jours, plus d’échéance, on est ensemble tous les trois pour les cent ans à venir.

Et chaque matin ressemble à celui de Noël.

Juillet 2020 – Les bureaux d’Orta

Il est 7 heures du matin, et la sonnerie de mon portable me tire d’un profond sommeil.

« Marion, les bureaux d’Orta ont été cambriolés cette nuit, peux-tu y venir en urgence ? »

Mon cœur rate un battement, je suis tout à coup bien réveillée, et je me lève d’un bond.

Gauthier, rentré à la maison entre deux chimiothérapies, se tourne vers moi.

– Orta a été cambriolé, je dois y aller !

Je ne réalise pas encore tout à fait. Gauthier me regarde et fond en larmes. Non pas pour Orta, mais pour moi. Cela lui semble tellement injuste : après tout ce par quoi nous passons, la leucémie, notre famille toute neuve dont nous n’avons pas encore vraiment profité, nous voilà cambriolés ? Vraiment ? Je vois dans ses yeux la peur de me voir craquer.

La seule chose qui me traverse l’esprit en voyant nos bureaux dévastés, en constatant la disparition de tout notre matériel, c’est un éclat de rire.

Il y a a tant d’ironie dans ce cambriolage. Alors que Gauthier et moi traversons la période la plus dure de nos vies réunies, le sort décide de s’acharner. Fallait-il vraiment que ça arrive maintenant ?

Je regarde l’étendue des dégâts, les câbles arrachés, les tiroirs renversés. Ce ne sont que des dégâts matériels. Je peux réparer tout ça. Ce n’est qu’une suite de processus logistiques et administratifs sur lesquels j’ai un contrôle total. Contrairement à la leucémie. Je me sens dans mon élément.

En fin de journée, je quitte le bureau plus tôt. Je ne me sens plus en sécurité, je sursaute au moindre bruit. Je sais que cela passera avec le temps, mais pour l’instant, je me hâte vers l’appartement.

J’y retrouve mon havre de paix, ma famille. Gauthier y reprend des forces également, entre deux traitements.

Et trois jours plus tard, la parenthèse se referme et Gauthier retourne à l’hôpital pour une nouvelle chimiothérapie. Je m’assomme de travail pour oublier son départ, le soir venu je m’écroule dans notre lit. Marceau, âgé d’à peine un mois, dort tranquillement à mes côtés

Il fait nuit noire lorsque je me réveille. Je me lève, j’allume la lumière de la salle de bains, qui est accolée à ma chambre. Et je vois une guêpe se balader tranquillement. Elle est bientôt rejointe par une deuxième, une troisième, et je les vois toutes émerger de l’aération de la salle de bains. En voyant les suivantes arriver, je sors de la salle de bain en claquant la porte derrière moi. Je suis perdue, je ne sais pas quoi faire, on est au milieu de la nuit et mon tout petit bébé dort profondément à côté de moi. Je suis épuisée, à bout, je ne réfléchis plus clairement.

Je calfeutre la porte qui me sépare de la salle de bain avec des essuies, je bouche le moindre interstice, enfermant les guêpes dans la salle de bain. Et puis je m’allonge en regardant fixement cette porte, attentive au moindre bourdonnement, terrifiée par le plus petit frôlement sur ma peau. Je monte la garde.

Je finis par sombrer dans un sommeil agité. Au réveil, je décide d’aller voir ce qu’il en est. J’ouvre avec mille précautions la porte. Je n’entends rien. Je vois alors un nombre impressionnant de guêpes mortes sur le sol. Je les compte, il y en a trente-huit.

Lorsque les pompiers arrivent en urgence, je fonds en larmes.

Je suis soulagée, et en même temps tellement épuisée. Je ne comprends pas. Avec la leucémie de Gauthier, le cambriolage, on a rempli notre quota d’angoisse, non ? On devrait être tranquille ?

Et puis quelques jours plus tard, je me rends compte que dorénavant, avec Gauthier, nous pouvons tout traverser ensemble. Que nous avons en nous une force et une détermination démultipliées par la présence de l’autre. Que ces épreuves nous ont forgé dans un métal qu’il sera impossible de briser. Je reprends confiance en notre avenir.

Tout ira bien.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 11. ♡


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EPISODE 9 : TOUCHER LE FOND DU BOUT DES DOIGTS

Notre appartement – Fin juin – début juillet 2020

Je te tiens enfin dans mes bras. Quelles péripéties, mon tout petit, quelles aventures !

Je te scrute, t’observe, écoute ton souffle, tu dors paisiblement. Nos premières vingt-quatre heures ont été sportives, mais je suis tellement heureuse de te respirer, de sentir la chaleur de ton petit corps réchauffer ma peau. Pourtant il me faut déjà te quitter.

Moins de vingt-quatre heures après ma césarienne, je rejoins Gauthier dans sa chambre à l’hôpital Jules Bordet. Il est au plus mal. Sa souffrance est continue, et dépasse l’entendement. Survivre lui demande tant d’effort qu’il n’y a de place pour rien d’autre. Lui d’ordinaire entièrement tourné vers les autres se recroqueville au plus profond de lui-même. Chacun de ses efforts, chaque mouvement, chaque respiration n’a pour unique but que de combattre cette leucémie.

Dans la souffrance, Gauthier lutte pied à pied, il ne lâche rien. C’est un combat dont même moi je suis exclue. Un combat de titans auquel j’assiste, impuissante, en comptant les coups.

Je n’ose trop lui parler de Marceau, de peur de l’attrister. De peur aussi que s’il détourne un instant son attention de la leucémie, celle-ci en profite pour lui asséner un pervers crochet du droit.

Alors je mets de côté ma vie bouleversée, et je lui apporte toute l’énergie possible pour l’aider à rendre coups pour coups.

Je reviens le lendemain, pour lui tenir la main, lui murmurer à l’oreille qu’il est mon champion, qu’il va écraser cette maladie, que le bonheur nous attend.

À nous trois, on va la mettre KO cette laide demoiselle.

Lundi, c’est le grand jour. Marceau et moi rentrons à la maison. Et même si l’équation est incomplète, c’est un moment de grand bonheur pour moi. Je me focalise sur le positif.

Mon beau-frère m’attend à l’entrée de l’hôpital. Il est ému par cette douloureuse configuration, Gauthier aurait du être à sa place. Mais il relève le menton, secoue son chagrin et m’accueille avec un grand sourire.

Dans la voiture, mon premier réflexe est d’appeler Gauthier, de partager ce joli moment avec lui. Il est très faible, mais sourit malgré tout à mon enthousiasme. Au bout de 10 minutes de conversation, il me glisse de façon anodine :

– Ah au fait, normalement je sors vendredi !

Pour la première fois depuis des semaines, mes larmes ne sont pas amères. Je pleure de joie, j’exulte. Même s’il ne sera avec nous que quelques jours, je décompte déjà les heures avant son retour.

Et puis quelques jours plus tard, je me rends compte que les médecins se sont avancés en lui communiquant cette nouvelle, que la ponction qui conditionne sa sortie n’a même pas encore été réalisée. Je ne comprends pas. Comment peut-on donner cet espoir à un homme enfermé depuis 45 jours sans même s’assurer qu’il va se réaliser ?

Gauthier devient mordant :

– Marion, quoiqu’il arrive, je sors vendredi, sinon je casse tout !

Quarante-cinq jours d’enfermement, de douleur à n’en plus finir, il est sur le fil. Il faut absolument qu’il sorte vendredi.  J’invoque tout ce qu’il est possible d’invoquer, je prie et je marchande.

Et puis jeudi, la nouvelle tombe : il sera à la maison demain ! Après une danse de la joie hystérique avec Marceau, j’appelle la famille de Gauthier. Je ne veux pas rendre tout cela trop solennel, alors je leur demande simplement un coup de main pour transporter toutes les valises de Gauthier.

Vendredi, ses parents, ses frères et sœurs m’accompagnent à l’hôpital. Notre tant aimé rentre enfin à la maison.

Je les préviens de la transformation physique de Gauthier, qu’ils n’ont plus vu depuis plus d’un mois : 25 kilos en moins et une souffrance sans nom laissent quelques traces.

Mais rien ne peut les préparer au choc. Lorsque Gauthier apparaît dans le couloir, je vois l’effroi dans leurs yeux, les larmes jaillissent, les cœurs se brisent. Le mien, bien ficelé et assis gentiment dans un coin, tient le coup.

Le retour à la maison se fait dans une joie douce-amère.

Et puis les jours suivants, nous descendons tous lentement aux enfers.

Voir son mari malade, à l’hôpital, est une chose. Lorsque cette même maladie pénètre dans votre foyer, pesant de tout son poids sur les épaules de votre chéri, l’empêchant de se lever, ou même de parler, le privant de toute énergie, le laissant à bout de souffle, incapable de se concentrer sur les gens qu’il aime, c’en est une autre. C’est d’une violence sans nom.

Je n’étais pas prête, personne ne l’était. Gauthier n’est pas là, pas avec nous. Il est enfoui sous sa douleur, il est loin, très loin de nous, occupé à se battre de toutes ses forces. Marceau et moi nous tenons devant un champ de bataille silencieux, un homme dévasté livrant son plus grand combat. En silence, sans larme et sans parole. Ni pour moi, ni pour son enfant.

Gauthier n’était pas prêt non plus. Il avait tant idéalisé ce moment, nos premiers instants à trois dans notre foyer. La maladie, cette traînée, lui vole ces moments. Alors il leur tourne le dos, pour ne pas rajouter à sa souffrance, conscient que tous ses efforts doivent être tendus vers la guérison.

Les jours qui suivront seront les plus violents pour moi, à mon tour de toucher le fond. Entourée de tous mais seule sans Gauthier, mon cœur s’épuise à force d’avoir mal. Je m’écorche à ce visage froid et fermé, je tremble devant les petites mains de Marceau qui se tendent. Seuls ceux qui rentrent dans notre foyer comprennent cette violence insidieuse, silencieuse et sourde.

Je m’occupe de Gauthier comme je m’occupe de Marceau, ils sont tous les deux aussi démunis, dépendants de moi. Alors devant eux, devant nos amis et nos familles, je souris. Et mon cœur cogne de rage et de souffrance.

Quelques jours plus tard, il est temps de ramener Gauthier à l’hôpital pour la suite de son traitement. Animé par l’énergie du désespoir, il pleure, me supplie de ne pas l’y reconduire. Je le console, le berce, le rassure, l’embrasse. Et le laisse seul dans sa chambre.

Combien de temps peut tenir un cœur sans se briser ?

Les bureaux d’Orta 2019-2020

Engager quelqu’un, c’est une telle responsabilité. Le mot est juste : c’est un engagement. Celui d’accompagner la personne, de faire en sorte que son job lui plaise, de veiller à son développement, mais aussi plus pragmatiquement, de lui donner chaque mois le salaire qui lui permettra de vivre.

Quelle décision !

Suite au succès de Jules et Fanny, à l’installation des précommandes, la charge de travail est de plus en plus importante. Je cours dans tous les sens, j’aime ça, mais malheureusement cela ne suffit plus. Orta grandit tellement vite, il faut gérer au mieux ce tourbillon pour continuer à rendre heureuse nos clientes.

Il faut donc engager une personne supplémentaire. Et là, toute la panoplie de questions qui prennent la tête fait son entrée en fanfare. Peut-on se le permettre financièrement ? Comment être certaine que je pourrai assumer le paiement des salaires dans six mois, dans un an ? Et puis d’abord, quel salaire proposer ? Qu’est-ce qui est juste ?

Et puis évidemment, à quel poste ? Quelles responsabilités déléguer à cette personne qui nous rejoindra ? Il est difficile de répondre à cette question au début, j’ai tellement l’habitude de tout faire moi-même. Lâcher des morceaux d’Orta, c’est littéralement éparpiller des petits bouts de mon cœur, je ne sais pas si j’en serai capable.

Me voilà donc en train de rédiger une première description de poste !

Vient ensuite l’heure des entretiens. Comment savoir s’il s’agit de la bonne personne, de celle qui sera à mes côtés, courageuse, loyale, mais aussi indépendante et autonome ? Celle qui écoutera mes idées et aura les siennes, celle qui me pardonnera mon fichu caractère de temps en temps, et saura être sincère et honnête, tout le temps ?

Comment déceler tout ça en une heure d’entretien ?

Je décide de me fier à mon instinct, d’écouter les postulantes avec tout mon cœur et toute mon attention, de me focaliser sur qui elles sont plutôt que sur leurs diplômes.

Et ça marche ! Mon cœur bat à cent à l’heure lorsque je signe ce premier contrat.

Et très vite, la machine s’emballe. Juliette, Louise et Manon rejoignent Nuria et Aithi. J’ai autour de moi une véritable équipe, et je n’en reviens toujours pas.

Tout avance plus vite, tout avance mieux, les idées fusent dans tous les sens ! Quelle ambiance, quelle atmosphère, c’est fou !

Mon rôle change également. Alors que j’étais à 100% dans l’opérationnel, je dois maintenant réfléchir stratégie, prévisionnel financier, valeurs et mission. Heureusement, Gauthier est à mes côtés et prend les responsabilités à cœur et à corps. Il m’accompagne dans ce nouveau rôle, et à deux nous posons les bases de l’avenir d’Orta.

Cela reste un grand challenge pour moi : il me faut communiquer, déléguer, responsabiliser, accompagner, prendre le temps, encourager, féliciter, donner du feedback, … J’apprends sur le tas, par essais-erreurs. Mes collaboratrices sont bienveillantes, elles m’aiguillent dans ma progression.

Travailler en équipe, avec cette équipe, est une source de bonheur inépuisable. Chaque jour, leurs idées, remarques, nos échanges me font grandir et m’inspirent. Grâce à elles, Orta croît de jour en jour à une vitesse que je n’aurai jamais pu atteindre seule.

Je regarde nos bureaux, ces espaces de travail remplis de vie, je vois ces jeunes femmes prendre en main l’avenir d’Orta, et je reste sans voix devant le chemin que nous avons parcouru. Leur arrivée a boosté la croissance d’Orta, chacune d’entre elles participe à notre développement. Le poids sur mes épaules est allégé, et ma créativité s’en trouve démultipliée.

De ce voyage, je garde précieusement ce qui fait l’essence d’Orta : penser avant tout au bonheur et à la joie de nos clientes, chercher sans cesse à s’améliorer, continuer à innover, à se réinventer, sans jamais se reposer sur ses lauriers.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 10. ♡


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Episode 8 : Laisser passer la vague

25 – 26 juin 2020 – Entre notre appartement et l’hôpital.

Vingt-et-une heure, je rentre à l’appartement, les contractions sont de plus en plus rapprochées. Zoé est à mes côtés, l’une des trois mousquetaires qui se relaient auprès de moi dans ces jours si particuliers. Je sais qu’il ne sert à rien d’appeler Gauthier, il est trop mal, il ne décrochera pas.

Une contraction plus forte que les autres me surprend.

– Zoé, s’il y en a une deuxième comme ça, on démarre !

La violence des contractions m’offre un soulagement doux-amer. Enfin une douleur utile, enfin ce n’est plus mon cœur qui se contracte, mais bien mon ventre. Je me sens vivre, je me sens faite de chair et de corps, et je peux laisser mon esprit au repos.

Je pars me préparer, hors de question d’arriver l’œil terne et le cheveu défait à l’hôpital.

Minuit trente, après avoir casé deux valises et demie dans ma toute petite voiture, on se met en route. Nous arrivons rapidement à l’hôpital Saint Pierre.

À l’accueil de la maternité, je savoure un moment bien particulier, qui s’est déjà produit plusieurs fois ces derniers jours : l’infirmière ouvre mon dossier, toute à sa routine. Et puis là doit certainement s’afficher en rouge et en lettres capitales « SON MARI A UNE LEUCEMIE », car comme ses consœurs avant elle, la surprise et l’inquiétude détournent son regard vers moi. En professionnelle aguerrie, elle reprend très vite une attitude impassible. C’est ma petite victoire à moi, un petit moment qui me rassure, car il dit tout bas que ce que je vis est particulier, que j’ai le droit d’être épuisée.

Durant les deux heures de monitoring qui suivent, Zoé et moi alternons les fous rires et les grandes discussions. J’envoie rapidement une photo à Gauthier, tout en espérant qu’il soit enfin en train de se reposer.

Et puis finalement, la sage-femme me confirme que le travail a bien commencé, que mon petit garçon arrivera aujourd’hui. Je pleure en l’entendant : aujourd’hui, je serai maman. Aujourd’hui, je serrerai mon tout petit dans mes bras.

J’appelle l’hôpital Jules Bordet. Je les préviens que le travail a commencé, qu’il est probable que j’accoucherai dans quelques heures. Je leur demande de ne surtout pas réveiller Gauthier, de ne rien lui dire. Rien ne presse, et je ne veux pas le priver d’un repos si rare et précieux ou le stresser.

Trois heures du matin, les contractions s’accélèrent. Une vague de douleur plus forte que les autres me met à terre. Je n’ai plus le temps de récupérer, de respirer. C’est le moment rêvé pour une péridurale !

D’autant plus que je ne dors pratiquement plus depuis quelques jours. Je suis épuisée, et mon corps me le rappelle.

J’attrape mon portable. Je rappelle l’hôpital Bordet, je les préviens que le travail s’accélère.

Instinctivement, j’ouvre Whatsapp et vérifie si Gauthier s’est connecté récemment. C’est le cas il y a moins d’une minute, il est donc réveillé !  C’est le bon moment pour l’appeler et lui annoncer mon arrivée à l’hôpital.

– Alors mon amour, tu as vu le monitoring que je t’ai envoyé ?

– Oui, oui, mais c’est un ancien, non ?

– Ah ben non, c’est maintenant ! Ça y est mon amour ! On va devenir parents !

– Quoi, déjà ?

Il n’est jamais trop tard pour une prise de conscience. Neuf mois et cinq jours, c’est un bon timing !

Tendrement, je lui dis :

– Mon amour, tu dois te reposer un peu maintenant si tu veux assister à l’accouchement. Il faut que tu prennes des forces.

Je sais qu’il y a peu de chances que son état lui permette le déplacement, alors j’ajoute :

– Et tu sais, ce n’est pas grave du tout si tu n’es pas là. Ça va très bien se passer, et tout ce que l’on doit retenir, c’est que toi et moi on va devenir parents. C’est le plus important !

Ensuite, tout s’accélère. L’appareil de monitoring se met à bipper et les infirmières envahissent ma chambre. Elles me font changer de position, me retournent dans tous les sens. Docile, je me laisse faire sans comprendre. Jusqu’à ce que l’une d’entre elles s’exclame :

– Ah c’est bon, le cœur est reparti !

Euh pardon ?

– Le cœur de votre bébé est reparti, tout va bien !

Pas de panique, surtout pas de panique. Les contractions s’enchaînent, et le bip fatidique se fait à nouveau entendre. La tension se fait palpable, chacun effectue des gestes précis et répétés mille fois. Je ne peux que me laisser faire. Quelques secondes plus tard, le cœur de mon petit garçon bat à nouveau normalement.

Ce que j’apprendrai plus tard, c’est que mon cœur à moi, fatigué des nuits sans sommeil et de la tension accumulée, ralentit lui aussi dangereusement.

L’infirmière me prévient :

– Si cela se produit à nouveau, nous partons directement pour la césarienne.

Et quelques secondes plus tard, son petit cœur s’arrête à nouveau et nous partons en urgence vers la salle d’opération.

Mon gynécoloque, si prévenant, me rassure :

– Marion, tu ne stresses pas, on a trente minutes pour mettre au monde ton petit garçon, tout va bien se passer, ok ?

Il prend ensuite le temps d’appeler Gauthier pour le prévenir.

La salle d’opération se remplit rapidement, chacun ayant entendu parlé de ma situation. Gynécologues, infirmières et anesthésistes se relaient à mon chevet. Je perds trop de sang, et ils n’arrivent pas à sortir mon bébé. L’anesthésiste se met alors au-dessus de mon ventre, et d’une poussée vigoureuse, ses mains guident mon petit vers l’incision libératrice.

Accrochée à la main de Zoé, je la regarde effarée et lui dis :

– Euh… Mais c’est lunaire ce qui se passe là, non ?

Avec le plus grand sérieux, elle me répond :

– Complètement lunaire !

Enfin, Marceau pointe sa petite tête. La pédiatre le prend pour lui faire les premiers soins. Et le silence est total. Mon petit garçon ne pleure pas. Je ne le vois pas, je ne l’entends pas.

Une minute, une minute trente, les larmes coulent sur mon visage.

– Zoé, il ne pleure pas, qu’est-ce qu’il se passe ?

La pédiatre se tourne enfin vers moi, radieuse :

– Il va merveilleusement bien !

Et là, dans une scène digne du plus grand western, la porte de la salle d’opération s’ouvre dans un bruit fracassant, et Gauthier fait la plus belle des entrées !

– Oh mon cœur, mon amour ! Alors surtout, tu ne me regardes pas, (les bras en croix et les tripes à l’air ne sont pas mon meilleur profil !), et tu te tournes vers la gauche. Regarde ! C’est Marceau, c’est notre fils !

Tous ont la larme à l’œil lorsque Gauthier caresse la joue de son fils.

Je profite de cet instant suspendu, je savoure chaque seconde, car je sais qu’elles seront brèves.

Quelques minutes plus tard, Gauthier se sent mal et doit retourner immédiatement dans sa chambre .

Qu’à cela ne tienne ! Le plus beau moment de nos vies vient d’avoir lieu, nous étions ensemble, Marceau est dans mes bras.


Tout va bien se passer.

Les bureaux d’Orta – Août 2019

La naissance d’une collection est toujours un moment à part. Elle prend racine dans nos imaginaires, nos envies, le doux frôlement d’un tissu, l’émerveillement devant un imprimé.

Mes sources d’inspiration sont multiples. D’une silhouette croisée au coin d’une rue à la douceur d’une étoffe, le détail d’une tenue, chaque élément peut déclencher une vague de créations. Main dans la main avec Louise, notre styliste, nous parcourons nos idées et notre imagination.

Et chaque mois, nous trouvons ensemble un fil rouge qui nous guidera durant la création de notre nouvelle collection. Qu’il s’agisse d’un thème ou d’un type de vêtement en particulier, nous nous projetons dans la peau de notre cliente favorite : quel basique, revisité par Orta, complètera sa garde-robe ? A-t-elle envie de s’enfouir dans un énorme pull en mailles, ou de faire voleter les pans légers d’une robe ?

À la suite de cette première moisson d’idées, Louise dessine. Elle esquisse, taille les silhouettes, revient sur un détail, couche sur papier l’ébauche de notre collection.

Nous sélectionnons alors ensemble les modèles qui nous font vibrer, en rajoutant un détail, en déplaçant une couture, en choisissant un bouton. On imagine les différentes matières, du moelleux d’une maille à la légèreté de la gaze de coton.

Et puis vient le choix de l’imprimé. Que nous sélectionnerons dans les gigantesques catalogues de nos fournisseurs ou que nous dessinerons nous-mêmes. S’il s’agit d’une maille, nous choisirons le type de point et l’épaisseur du fil.

Il faudra également choisir la matière, selon le tombé souhaité : fluide et droit pour une jupe, qui aimera un tissu plus lourd, ou légèreté du coton pour une chemise.

Et un point essentiel guide nos choix : la qualité et la durabilité de nos matières. Or, traditionnellement, dans l’industrie du tissu, l’accès aux matières écologiques ou recyclées est réservé aux gros, très gros clients. Or nous avons commencé petit, tout petit ! Il nous a donc fallu choisir l’ordre de nos batailles : nous avons d’abord décidé de produire localement. Nos ventes ont alors suivi une belle courbe ascendante, ce qui nous a ensuite permis d’accéder à un choix de tissus plus durables. Et nous continuerons à l’avenir à nous focaliser sur les matières naturelles ou recyclées. Mais on ne peut pas mener toutes les batailles de front, il faut donc leur choisir un ordre logique.

Suivant nos différents coups de cœur et modifications, nos fournisseurs nous envoient quelques échantillons de ces tissus, qui nous permettent de valider la matière, l’imprimé, la couleur. Les rouleaux de textiles sont ensuite envoyés à l’un de nos ateliers de confection, sélectionné en fonction de sa spécialité.

Entretemps, Aithi, notre modéliste, se lance dans une tâche essentielle : la réalisation des fiches techniques qui donneront corps à nos dessins. Nos idées les plus farfelues deviennent lignes, chiffres et mesures. Toutes les spécifications techniques sont reprises sur cette fiche, qui est ensuite envoyée aux ateliers de confection et leur servira de guide dans la réalisation des prototypes.

Nous sélectionnons les boutons, les galons et les accessoires ou les faisons faire sur mesure, et une fois tous les détails minutieusement vérifiés, nous lançons la réalisation des prototypes auprès de nos usines.

Le moment où nous les recevons au bureau est toujours un peu particulier : entre effervescence d’un matin de Noël et peur d’avoir raté un détail essentiel, l’émotion est au rendez-vous ! Après un premier regard critique de l’équipe, et une mesure minutieuse par Aithi afin de vérifier que le modèle correspond aux spécifications envoyées, on passe à l’une des phases les plus agréables : le test. Nos prototypes seront en effet portés, lavés, ils rencontreront des matins hivernaux et des soirées cocoons, afin de vérifier qu’ils supportent toutes les situations.

Lorsqu’ils ont prouvé leur loyauté et leur résistance, lorsque chaque détail est à sa place, nos prototypes sont enfin envoyés en production, et rejoignent notre collection du moment.

Chaque étape, chaque décision prise pour l’avenir d’Orta a façonné mon expérience, a affiné mes critères d’exigence. Grandir nous permet d’aller plus loin dans notre volonté de durabilité, et j’apprends à choisir chacun de mes combats. Car c’est un marathon, pas un sprint. On doit tenir la route, assurer l’avenir, et chaque chose doit alors être faite en son temps. L’expérience tempère mon impatience et libère ma créativité.

Tout va bien se passer.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 9. ♡


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Episode 7 : S’effondrer, se relever.

Vendredi 22 mai 2020 et les semaines qui suivirent – un peu partout dans Bruxelles.

Je rentre à l’appartement. Mes jambes nous portent à peine, moi et ce petit être lové au creux de mon ventre.

Je tremble et je ne peux plus m’arrêter de pleurer.

Et là, je commets une erreur sans nom : je vais sur Internet. J’y cherche tout ce qui concerne cette forme de leucémie agressive. Ce que j’y lis me plonge dans une terreur absolue : trente-cinq pourcents de risque de décès, des témoignages à n’en plus finir sur les horreurs que cette maladie inflige, les dégâts irrémédiables qu’elle porte aux survivants.

Je sens l’angoisse monter comme une rivière en crue, balayant tout sur son passage. Je suis tétanisée, incapable de réfléchir. Je ne peux que continuer à lire, à me remplir de toutes ces données plus terrifiantes les unes que les autres.

Je finis par m’endormir, épuisée.

Ma courte nuit est hachée, morcelée par la peur et ce grand lit vide.

Je m’éveille en larmes, submergée, dévastée par ces émotions plus grandes que moi.

C’est au moment où je touche le fond, où je suis à genoux face à cette maladie qui frappe l’homme que j’aime le plus au monde, que je prends ma décision.

Celle d’arrêter immédiatement d’envisager le pire, de me déchirer le cœur. Mettre fin à cette douloureuse paralysie, tourner le dos aux enfers.

Je décide que cela s’arrête maintenant, que ce sentiment horrible disparaît, et que le pire n’est tout simplement pas envisageable. Nous avons la chance de pouvoir nous battre, et c’est ce que nous allons faire, de toutes nos forces, tous les trois.

À partir du moment où je prends cette décision, je n’aurai plus jamais ce sentiment de chute sans fin, cette peur ne me paralysera plus une seule fois.

Et pourtant, le destin se joue à nouveau de nous trois jours plus tard. Les résultats de divers examens tombent : il s’agit d’une forme de leucémie rare et très agressive.

Le choc est brutal, à couper le souffle : au lieu des 12 jours de chimio et des quelques mois de traitement annoncés, c’est une pénitence bien plus lourde qui nous attend, aux risques tellement plus élevés.

C’est à nouveau Gauthier qui me l’annonce. Jusqu’ici, aucun médecin n’aura pris la peine de me contacter pour m’expliquer en détails ce qu’il se passe, les impacts de cette maladie, ce qui nous attend. La sœur de Gauthier étant médecin, elle prend le temps nécessaire afin de tout m’expliquer, mais je pense à ceux qui se retrouvent seuls, sans aucune autre information que celle disponible sur Internet. Cela doit être encore plus terrifiant, angoissant.

Ne pourrait-on imaginer que l’un des médecins qui accompagnent Gauthier prenne la peine de me téléphoner ?

D’autant plus que le protocole à suivre est terrible :

  • vingt-neuf jours de chimiothérapie en isolement total,
  • suivi de cinq jours à attendre une remontée des globules blancs.
  • Ensuite a lieu une ponction dont les résultats conditionnent une hypothétique sortie de trois ou quatre jours. Le chiffre fatidique est de 4% : au-dessous, c’est une liberté provisoire de quatre jours. Au-dessus, c’est reparti pour un tour en enfer, un mois de traitement en isolement à nouveau.
  • À la suite de ces quarante-cinq jours, se profilent trois mois de chimiothérapie : six jours à l’hôpital, suivis, si tout va bien, de dix jours de repos à la maison. Et cela six fois de suite.

Mais le voyage ne s’arrête pas là :

  • vient ensuite la radiothérapie, durant une à deux semaines,
  • et ne nous arrêtons pas en si bon chemin : la greffe arrive juste après, toujours si tout va bien. Soit six à neuf semaines d’hospitalisation, durant lesquelles les seuls contacts que j’aurai avec Gauthier se feront à travers une vitre.
  • Et évidemment ajoutons à cela six mois de récupération et revalidation.

La voix de Gauthier est assez calme au téléphone, lorsqu’il me décrit cette descente aux enfers. Ma réponse est courte :

– Je te rappelle un peu plus tard.

Je me retourne vers ma maman, qui a suivi notre conversation. Je balbutie, en larmes :

– Mais moi, j’accouche dans un mois… ?

Elle me regarde tendrement, et d’une voix qui tremble un peu, elle me dit :

– Marion, ne lui parle plus de ton accouchement. Il ne sera pas là.

Je prends alors réellement conscience de tout ce que cette maladie va signifier pour nous. Gauthier n’assistera pas à la naissance de son fils, il n’en verra pas les premières semaines, il ne le tiendra pas dans ses bras. Et j’accoucherai seule, je rentrerai sans mon mari de la maternité, je ne partagerai pas ces premières semaines de vie commune avec Gauthier.

Je pose les mains sur mon ventre, et je reprends ma respiration doucement. Mon cœur s’affole et tente de sortir de sa cage, mais je l’y ramène. Je ne m’effondrerai pas.

Je décide de segmenter tout ce qui va se passer, de le découper en étapes que nous franchirons victorieusement les unes après les autres.

Première escale, l’une des plus douloureuses : la chimiothérapie et ses vingt-neuf jours d’isolement. Gauthier me répète ce que les médecins lui ont dit : du jour 8 au jour 20, il sera au fond de la piscine. Il sombrera au plus profond de ce que l’on peut endurer avant de remonter la pente.

Et nous nous accrochons tous les deux à l’idée que suite à cette première chimiothérapie, il nous rejoindra quelques jours pour profiter de son fils nouveau-né.

Nous en venons à attendre avec impatience le jour 1 du traitement. Au plus vite nous commençons, au plus vite ce sera terminé, n’est-ce pas ?

Rapidement, les médecins décident que je pourrai venir le voir chaque jour que durera ce premier traitement. Une demi-heure sans pouvoir se toucher ni s’embrasser, mais j’exulte de joie.

Une routine étrange et paradoxalement rassurante s’installe. Je continue à aller chaque jour au bureau, ce que je n’ai pas cessé de faire depuis que j’ai appris la maladie de Gauthier. Mon équipe est extraordinaire, chacune se relaie auprès de moi pour me soutenir, me couvrir d’attentions. Nous intégrons Gauthier dans toutes nos réunions, toutes nos prises de décisions, et il est aussi combatif en Facetime qu’il ne l’était avant !

Au travers de nos appels vidéo, Gauthier m’accompagne dans mes journées, mes rencontres, il voit nos amis, il participe à nos rires et nos conversations. Je le rejoins ensuite en début de soirée, et durant une demi-heure nous reprenons là où nous nous sommes arrêtés au téléphone.

Le seul luxe de Gauthier dans cette chambre aseptisée de onze mètres carrés est la nourriture. Chaque soir, il se fait livrer un repas provenant de l’un de ses restaurants favoris. Un plaisir dont la seule anticipation lui fait venir le sourire aux lèvres durant la journée.

Et puis un jour, je le retrouve en larmes. Il lui est désormais interdit de se faire livrer sa nourriture, afin de respecter les contraintes sanitaires liées à la pandémie de Coronavirus.

Il devra désormais se contenter de la nourriture de l’hôpital. Une nourriture triste, sans saveur, sans plaisir, quand elle n’est pas inexistante par oubli.

C’en est trop pour lui, qui jusqu’ici a tout enduré sans broncher :

– Marion, je t’en supplie, fais quelque chose, je ne tiendrai pas si je ne peux pas me raccrocher à ça, je t’en prie !

Je comprends rapidement qu’au-delà de la nourriture, c’est à ce semblant de normalité qu’il s’accroche. Et je suis bien décidée à lui donner tout ce dont il aura besoin.

En quelques minutes, c’est tout un réseau qui se met en place. Avec l’accord des médecins, sa Maman et nos amis se joignent à moi pour lui concocter deux fois par jour des petits plats qui lui permettront de tenir le coup.

Un problème technique se pose : comment réchauffer la nourriture ? Seule solution envisageable : un micro-onde dans sa chambre.

Je trouve le modèle parfait et décide de lui amener le lendemain. Je vous dépeins la scène : j’accouche dans quelques jours et je trimballe sur une chaise roulante un micro-onde plus gros que mon ventre de femme enceinte. Plus lourd aussi ! Je traverse tous les couloirs, suivie par les regards incrédules des infirmières, jusqu’à arriver à la porte de sa chambre.

Devant laquelle m’intercepte un médecin :

– Madame, vous ne pouvez pas rentrer avec cet appareil dans sa chambre !

Je ne comprends plus rien. Plus tôt dans la journée, on m’a assuré au téléphone que je pourrais installer le micro-ondes sans encombre dans sa chambre.

– Je suis désolé, mais c’est le protocole à suivre.

Je reste sans voix devant cette incohérence. Devant ce désastre tant psychologique que physique.

Les médecins n’entrevoient pas la souffrance de Gauthier sous ce qu’ils classeront comme un caprice d’enfant gâté. Leur mission, pour laquelle j’ai un respect immense, est de le soigner, pas de s’occuper de son bien-être. Et sous cette anecdote, c’est pour moi une nouvelle mission qui se matérialise : veiller au bien-être de Gauthier, maintenir son moral, afin qu’il continue à lutter.

Pour cause de Covid, je suis la seule à pouvoir voir Gauthier. Évidemment, je suis tellement heureuse de le voir chaque jour. Mais en même temps, cela signifie que les seuls contacts sociaux de Gauthier reposent entièrement sur mes épaules. Une journée seul dans ces onze mètres carrés, c’est long, tellement long. Il attend toute la journée ma venue, décomptant les minutes. En aucun cas je ne peux donc faire faux bond. Et je me sens parfois écrasée par cette responsabilité, que je ne peux partager avec personne.

Malgré cela, les premiers jours se passent bien. On arrive au jour 8 fatidique, et Gauthier ne plonge pas au fond de la piscine, bien au contraire. Il se sent (relativement, bien entendu) en forme. Chaque jour, j’espère voir poindre le nez de notre petit bonhomme. L’énergie dont Gauthier fait preuve lui permettrait certainement d’assister à l’accouchement.

On commence à se dire qu’on échappera peut-être aux statistiques, et Gauthier reprend du poil de la bête face à la chimio, qui ne semble pas l’atteindre.

Jusqu’au jour 15.

Il perdra vingt cinq kilos dans les douze jours prochains, sera incapable de parler ou de bouger, terrassé par le traitement.

En ce soir du vingt-cinq juin, je suis assise à côté de lui, je lui serre fort la main. On ne parle pas, il n’en n’a plus la force. Et je serre les dents.

En sortant de sa chambre, je respire laborieusement. J’espère de tout cœur qu’il n’a pas vu que les contractions avaient commencé.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 8. ♡


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EPISODE 6 : FRAPPER LES MURS

Vendredi 22 mai 2020 – Hôpital Jules Bordet.

Enceinte de 8 mois, tétanisée par les larmes, je reste immobile, dans ce hall d’accueil auquel les allées et venues donnent un semblant de vie.

Le désespoir me submerge. Sans élever la voix, la colère grondant sous chaque syllabe, je préviens l’infirmière :

– Écoutez, je vais aller voir mon mari, quoi que vous fassiez. Soit vous m’aidez, soit j’escalade tout ce qu’il faut escalader pour atteindre son étage.

Elle jette un regard affolé vers mon ventre tendu par huit mois de grossesse, et me dit rapidement qu’elle va appeler la psychologue, que cette personne est la seule à pouvoir débloquer la situation.

La psychologue descend quelques instants plus tard et se précipite à ma rencontre :

– Je suis désolée, j’ai appelé les médecins, mais ils sont intraitables : vous ne pouvez pas voir votre mari.

Et là, toute la tension, l’angoisse, la colère et la peur accumulées de ces dernières quarante-huit heures jaillissent hors de moi.

– Écoutez, j’étais avec mon mari il y a moins de vingt-quatre heures. Si je suis contaminée par le coronavirus, il l’est aussi, et inversement.

Ma voix se fait suppliante :

– Laissez-moi le voir, juste une fois, je vous en prie. J’ai vraiment besoin de le voir. D’autant plus que je ne sais pas combien de temps durera cet isolement. Vous ne pouvez pas nous faire ça, on ne s’est pas encore vus depuis que nous l’avons appris. Je vous en prie, je vous en supplie ! C’est inhumain ce que vous faites !

Je décide à ce moment-là de reprendre le contrôle sur ce que nous allons vivre. Je ne veux pas subir cette maladie, ce parcours du combattant. Puisque nous devons le vivre, je ferai entendre ma voix, j’affirmerai sans peur ce qui me semble juste, je me battrai pour notre bien-être. J’ai un respect immense pour le corps médical, et un respect bien plus grand encore pour mon mari. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour adoucir son fardeau.

Suite à ce que Gauthier appellera plus tard mon « esclandre » dans le hall de l’hôpital, les médecins se réunissent deux fois de suite afin de décider si je peux ou non voir Gauthier.

Dans l’après-midi, un membre de l’équipe médicale m’appelle.

– Madame, exceptionnellement, vous pourrez rendre visite à votre mari aujourd’hui. Vous vous rendrez au septième étage, qui est l’étage Covid. Votre visite ne durera qu’une heure. Soyez également bien consciente des risques que vous prenez, pour vous et votre enfant. Vous êtes sûre de vouloir faire ça ?

Évidemment que j’en suis sûre ! Mon cœur bondit dans tous les sens, je vais enfin voir Gauthier !

La joie reprend le dessus, je célèbre et savoure cette petite victoire.

Cette joie m’accompagne quelques minutes plus tard, lorsque j’ai rendez-vous chez mon gynécologue pour une de mes dernières échographies. Notre médecin est très ému par la situation, et participe à un moment un peu fou : Gauthier assiste à tout le rendez-vous en Facetime ! Il n’a manqué aucune échographie jusqu’à maintenant, hors de question que cela change !

C’est le cœur presque léger que je me dirige ensuite vers l’hôpital. J’ai cette faculté de pouvoir me concentrer sur le positif, sur la moindre victoire dans chaque combat, et de m’envelopper toute entière dans ce sentiment heureux.

Néanmoins, arrivée au septième étage de l’hôpital Jules Bordet, je déchante assez vite. Nos retrouvailles ne vont pas du tout se passer comme je l’imaginais. Je n’ai pas le droit de le toucher ou de l’embrasser.

Je dois suivre un protocole bien précis, et une médecin m’aide à enfiler la tenue réglementaire.

Entre la charlotte et les gants, je lui pose quelques questions sur la leucémie car jusque-là, aucun de ses collègues n’a pris la peine de m’expliquer. Face à cette chose qui bouleverse ma vie, personne ne prend le temps de me donner des explications.

Elle y répond pragmatiquement.

– Madame, souvenez-vous d’une chose : une leucémie, c’est une année entière entre parenthèses.

– Ok, je comprends, mais de toute façon ça se guérit, n’est-ce pas ?

– Ça, c’est moins sûr.

C’est sur ces mots que je rentre dans cette chambre horrible, totalement aseptisée. Mes yeux sont rivés sur Gauthier, je suis tellement heureuse de le voir. Les larmes coulent de ses yeux. Les miens sont secs. Alors que je lui ai toujours tout dit, je décide de garder ce que je sais pour moi. J’enfouis ma peur et ma douleur, et je le regarde tendrement.

Je tente de l’approcher, mais il m’arrête, assez froidement.

– Marion, on doit respecter les règles, s’il te plaît !

– Ok ok, désolée !

Au bout d’une heure, Gauthier me signale qu’il est temps que je parte. J’ai beau insister en lui disant que personne n’est encore venu nous chercher, qu’on peut encore en profiter, il est intraitable.

Et si froid. Ce que je n’ai pas compris alors, c’est qu’il avait mal, et qu’il voulait m’épargner la vue de ses souffrances.

Je suis déroutée par son rejet, je ne comprends plus rien, je ne retrouve pas mon Gauthier, celui des rires et de l’insouciance, celui qui me console et me réconforte. Je suis totalement perdue. Mais rien ne transparaît, je garde en moi tout ce qui hurle. Je lui souris doucement et ferme la porte.

En sortant de la chambre, je m’effondre. Le souffle coupé, je verse plus de larmes que je n’en n’ai jamais versées. Je frappe les murs des couloirs de toutes mes forces. Les pièces du puzzle s’emboîtent et je comprends enfin ce que « leucémie » veut dire. La douleur me plie en deux, l’horreur me frappe en plein visage. Mon mari risque de mourir et je ne peux pas être à côté de lui.

Janvier 2019 – Les bureaux d’Orta

Les ventes de Jules et Fanny, nos deux pièces iconiques, sont extraordinaires. L’engouement que ces deux vêtements suscite dépasse toutes nos espérances. Et toutes les quantités que nous avions prévues aussi !

Trouver le juste nombre de pièces à produire est un véritable travail d’équilibriste entre la trésorerie nécessaire et le bonheur de nos clientes. Chaque pièce nécessite de s’interroger : va-t-elle plaire ? Elle nous plaît à nous, mais à nos clientes ? Combien d’exemplaires allons-nous produire ?

Les questions d’ordre financier arrivent immédiatement : combien cela va-t-il nous coûter ? Quelle est la trésorerie nécessaire et en disposons-nous ? Il faut ensuite prévoir le nombre d’exemplaires par tailles, mais également tenir compte des métrages de tissu disponibles, des agendas de nos ateliers.

Si l’on ne produit pas assez, nos clientes seront mécontentes. Si nous produisons trop d’exemplaires et qu’ils ne sont pas vendus, c’est notre banquier qui sera mécontent. 

Ce sont des milliers d’exemplaires qui sont mis en ligne à chaque collection, le risque est donc énorme pour nous. Et comme nous avons pris la décision de restreindre notre marge bénéficiaire afin de proposer des prix abordables pour ces vêtements réalisés en Europe, le risque est encore démultiplié. Une seule pièce qui ne fonctionne pas et notre trésorerie se fait la malle. Sans compter le gaspillage colossal de matières premières, de ressources, ce qui va totalement à l’encontre de mes valeurs.

Jongler entre ces différents éléments est souvent synonyme… de mal de tête !

D’autant plus qu’à chaque collection, nos ventes augmentent, mais sans que cela soit linéaire. Difficile donc d’anticiper les ventes à venir et par conséquent les pièces nécessaires. Et il suffit d’un coup de cœur collectif pour que tous nos exemplaires soient vendus en quelques minutes, voir en quelques secondes.

Pour Jules et Fanny, mon instinct m’a dicté de produire un nombre d’exemplaires beaucoup plus conséquent que tout ce que nous avions fait jusqu’à maintenant.

Et pourtant, cela n’a pas été suffisant ! Joie et désespoir ! Je saute de joie à l’idée que tous les exemplaires d’un modèle soient vendus, mais je trépigne quand je lis les messages contrariés de nos clientes n’ayant pas réussi à acheter ce qu’elles souhaitaient.

C’est là que Gauthier et son esprit pragmatique ont une idée lumineuse ! Permettre à nos clientes déçues de commander certaines de leurs pièces favorites après la rupture de stock. En regroupant ces commandes, nous pourrions alors faire produire un nombre juste et raisonné auprès de nos ateliers, sans prise de risque. Cela nous permettra de contenter nos clientes, mais également de limiter à la fois le danger financier et le gaspillage, puisque nous ne produirions alors que les exemplaires certains d’être vendus. Une solution idéale !

Le seul inconvénient ? Un délai de livraison beaucoup plus long, puisque c’est toute une production qu’il faut à nouveau lancer.

Qu’à cela ne tienne, je suis persuadée que nos clientes comprendront notre démarche. Comprendront qu’il ne s’agit pas d’une stratégie marketing, mais bien d’assurer la durabilité, tant de notre entreprise que de notre production. Que nous ne sur-jouons pas le jeu de la rareté, mais que nous essayons simplement de produire les quantités justes. À la fois pour notre trésorerie et pour l’environnement.

Notre système de précommande est né ! Une véritable révolution pour nous !

Premier challenge : comment allons-nous savoir quelles pièces nos clientes déçues souhaitaient-elles acheter ?

Et là, l’idée lumineuse est de mon côté : demandons-leur ! La majorité de nos clientes nous suivent sur Instagram, il suffit donc de leur demander de nous faire part de leur souhait pour savoir quel modèle et quelles tailles lancer en précommande.

C’est donc armée d’un tableau excel et de litres de coca que je dépouille un par un les commentaires, reportant les souhaits de commandes dans une feuille de calcul qui me donne finalement (après de longues heures) le nombre de précommandes.

Second challenge : nos ateliers n’ont pas toujours le tissu ou le temps nécessaires pour lancer la production de certaines pièces. Et puis cela demande une grande confiance : en effet, avant même que les précommandes soient lancées, je leur demande de nous réserver un grand nombre de métrages de tissus, mais également de bloquer le planning de leurs couturières. Tout ça sans que nos clientes n’aient encore validé leurs précommandes.

Un vrai travail d’équipe, qui demande une belle relation, basée sur la confiance et la communication.

Il faut également le temps que les tissus soient parfois réimprimés pour nous, ce qui peut prendre facilement trois semaines. Les arrivages de tissus doivent donc correspondre aux disponibilités des couturières. Et rajoutons à cela les boutons, et les diverses finitions qui sont réalisées dans nos ateliers français et qui doivent être livrés à temps. Et tout cela ne doit en aucun cas impacter la production des nouvelles collections, qui se fait souvent en parallèle. Je dois donc jongler entre tous ces paramètres.

Nous remuons tous ciel et terre, mais nous devons malgré tout sélectionner un nombre restreint de modèles.

De collections en collections, j’affine notre système. Mon objectif est et sera toujours de rendre nos clientes heureuses, tout en ne faisant pas de compromis sur notre volonté de durabilité.  Voilà ce que j’ai appris lors de la mise en place de ce processus : rester fidèle à ses valeurs nécessite parfois de prendre des décisions draconiennes.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 7. ♡


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EPISODE 5 : Prendre conscience et perdre pied

Jeudi 21 mai – Vendredi 22 mai 2020

Mon premier réflexe est d’appeler. Téléphoner à tous mes proches, dans l’espoir que l’un d’entre eux me dise que non, en fait, ce n’est rien de grave, qu’une leucémie ou un cancer ça se guérit rapidement et sans trop de souffrance.

Je rappelle enfin ma maman. Je suis en pleurs au téléphone.

– Maman, je ne comprends pas, ils parlent de leucémie ou de cancer, je ne comprends rien !

– Marion, ne t’inquiète pas, je suis déjà sur la route, je viens de passer la frontière, j’arrive.

Il y a deux jours, Maman m’a appelé pour me faire part de son inquiétude. Lors de nos retrouvailles post confinement le week end passé, en famille à Lille, elle avait trouvé Gauthier tellement pâle, tellement fatigué, mais n’avait rien voulu dire. Difficile de dire à quelqu’un qu’il a une sale gueule, n’est-ce pas ?

Aaah le fameux sixième sens des mamans !

Lorsque je l’ai appelée il y a quelques minutes, elle a immédiatement compris ce qu’il se passait et s’est mise en route.

En attendant son arrivée, je multiplie les appels.

Étrangement, je ne téléphone pas à Gauthier, alors que nous nous appelons habituellement toutes les dix minutes. Nous ne nous sommes toujours pas entendus depuis que nous savons tous les deux que notre avenir est en péril. J’ai le sentiment diffus que si je l’appelle, tout cela va devenir réel.

On sonne à la porte. Impossible que ce soit déjà Maman !

C’est Alexandra, la sœur de Gauthier, le visage pâle et défait.

Les yeux accrochés aux miens, de sa voix ferme de médecin, elle m’annonce qu’il s’agit d’une leucémie.

Ma première réaction est absurde : je me réjouis intérieurement que ça ne soit pas un cancer.

Rationnellement, je sais qu’une leucémie est un cancer. Mais mon esprit refuse de mettre ce mot horrible à côté du doux visage de mon mari, refuse d’associer la souffrance à venir à notre tendre avenir à trois qui se profilait.

Pragmatique, Alexandra me demande de préparer une valise pour Gauthier.

Je ne comprends rien de ce qu’elle me dit, mais je me mets à la tâche. Je prépare tout ce qu’il faut pour le weekend, jusqu’à lundi. Parce que lundi, tout sera terminé, tout ira bien et Gauthier sera de retour, n’est-ce pas ?

Maman arrive à ce moment-là. Je lui annonce qu’il s’agit d’une leucémie, et malgré la vague d’émotion qui la submerge, elle ne pense qu’à moi et mon bien être.

Je parcours toutes les pièces de notre appartement pour réunir tout ce qu’il faut dans cette valise, je cours dans tous les sens. Je refuse de comprendre.

La valise est prête, Alexandra me dit que je dois aller la déposer à l’hôpital Jules Bordet. N’étant pas bruxelloise d’origine, je ne sais pas qu’il s’agit d’un établissement spécialisé dans le traitement du cancer. Et de toute façon, je refuse d’entendre, de comprendre ce mot et ce qu’il implique.

Cette matinée passe si vite.

Je préviens nos familles, nos amis, et je les réconforte. Évidemment que tout va bien se passer, ce n’est rien de grave, ça va aller !

C’est en arrivant à l’hôpital avec la valise de Gauthier que je commence à prendre conscience de la gravité de ce qui se passe. Les médecins m’interdisent de le voir.

J’obéis, docile, un peu sonnée, et dépose sa valise à l’accueil.

J’appelle ensuite Gauthier.

– Mon cœur, je viens de déposer ta valise. Mais les médecins ne veulent pas que je te voie, et ils ne savent pas me dire jusqu’à quand cette situation durera !

Aucun de nous deux n’aborde le sujet de la leucémie, on se concentre sur le pragmatique. Continuer à avancer, à courir, pour éviter que le cauchemar ne nous rattrape.

Je passe l’après-midi dans un brouillard total. Mon corps et mon cerveau refusent d’enregistrer l’information.

En fin de soirée, j’appelle Gauthier, pour le rassurer. Je lui dis que j’espère tellement le voir le lendemain, que tout va bien se passer, qu’on ne fait qu’un dans cette épreuve.

Ses paroles suivantes me glacent.

– Tu sais Marion, quoiqu’il arrive, on a eu de la chance. J’ai de la chance de t’avoir rencontrée, de t’avoir épousée, on a eu une vie merveilleuse.

– Arrête un peu de dramatiser, évidemment qu’on a de la chance, et ça va durer toute la vie !

Gauthier est déjà beaucoup plus loin que moi dans le processus d’acceptation.

Je ne dors pas de la nuit. Le lendemain matin, je me rends à l’hôpital, pour voir enfin mon mari et lui déposer quelques affaires.

A l’accueil, on m’annonce que je ne peux pas le voir.

C’est à ce moment-là que l’horreur de la situation s’engouffre en moi. Le choc m’atteint de plein fouet, me paralyse, me tord le ventre. Mon mari a une leucémie et on m’interdit de le voir.

Décembre 2018 – Janvier 2019 – Bureaux d’Orta

Je plonge mon visage dans le tissu. Il est si doux, si moelleux, aérien. Définitivement, la gaze de coton est ma matière préférée. J’appelle de suite notre usine au Portugal, avec qui nous travaillons depuis les débuts d’Orta. Il faut absolument que ce tissu fasse partie de notre prochaine collection de janvier 2019.

Nos ateliers portugais n’ont jamais travaillé avec cette matière, je sens qu’ils sont réfractaires à l’idée. Et de plus, leurs fournisseurs n’en possèdent pas et ne peuvent donc leur livrer. L’histoire est donc réglée.

Mais ce serait mal me connaître. Moi et ma nouvelle résolution, on décide de ne pas s’arrêter là. Si ce n’est qu’une question logistique, elle peut facilement être réglée. Je me lance donc à la recherche de la gaze de coton idéale (mon bâton de pèlerin n’est jamais bien loin). Quelques heures de recherche obsessionnelle plus tard, j’ai trouvé exactement ce qu’il nous fallait !

Et les étoiles s’alignent. Nos ateliers en France, nos nouveaux partenaires, ont l’habitude de travailler cette matière particulière. La gaze de coton est en route ! Les couturières françaises sont prêtes à relever le défi, ma créativité s’envole et notre modéliste se surpasse dans les modèles. Nos clientes adorent.

Ne jamais s’arrêter à un refus, toujours chercher des solutions devient mon credo. « Quand on veut on peut » devrait être imprimé sur mes T-shirts !

Je sais déjà que Jules fera partie de ma vie en janvier 2019. Je vous ai déjà raconté ma rencontre avec lui ?

Un jour au soleil, le coup de foudre. Je croise une silhouette qui capte mon regard, je me retourne, je la suis des yeux. Je n’en vois que son dos, ces bretelles qui se croisent sur sa peau nue, cette robe qui s’envole lorsqu’elle s’éloigne de moi… Je me précipite sur mon cahier, et note à la volée mes premières idées (parce que je ne sais toujours pas dessiner, non non !) : une salopette au plastron discret mais bien marqué, des bretelles galbées par une jeu de volants, une taille confortable et souple, un tissu solide et fluide à la fois.

Lorsque le prototype arrive en septembre 2018 au bureau, je tombe immédiatement amoureuse de cette pièce. Je sens au plus profond de moi qu’elle va marquer un tournant dans notre destinée, qu’elle sera notre pièce emblématique. C’est l’essence même de la personnalité d’Orta : intemporelle et délicieusement décalée, avec un sacré caractère et un confort à toute épreuve.

Le nom s’impose naturellement : une personnalité forte, une pièce hors du commun, notre mascotte, celle qui nous verra grandir. Jules.

Comme mon grand-père, mon ange gardien. Celui qui veille silencieusement sur moi, celui dont la voix se fait parfois entendre lorsque je dors profondément. Celui qui me murmure à l’oreille que je peux y arriver.

Quelques temps plus tard, je trouve la compagne idéale pour Jules. Tout commence par un petit oiseau. Imprimé sur un fin coton, il se balade sur les mètres de tissu qui se déroulent devant moi. La poésie de cet envol me laisse sans voix. Je veux ce tissu. Nos couturières me préviennent : il s’agit d’un tissu complexe à réaliser et à travailler, car le motif qui me plaît tant est brodé, et non pas imprimé. Qu’à cela ne tienne, j’écoute mon instinct.

Pour ce tissu, il fallait un modèle inoubliable. Une chemise à porter en toutes occasions, un repère, l’incontournable d’un dressing. Une pièce lumineuse, agréable, réconfortante, qui vous entoure et vous sublime. Une coupe parfaite, un tissu extraordinaire.

En pensant à ce vêtement, à sa personnalité, je ferme les yeux et son visage m’apparaît. Fanny.

Une de mes meilleures amies, celle qui se tient à mes côtés depuis tant d’années, celle dont le sourire et l’énergie me transportent quotidiennement. Une personnalité solaire, rafraîchissante, douce et rassurante.

Il ne pouvait y avoir d’autre nom pour ce vêtement.

Le succès est au rendez-vous. Jules et Fanny, ce couple indémodable, font craquer toutes nos clientes. Instagram s’affole et les ventes s’emballent.

Je suis tellement heureuse d’avoir suivi mon instinct, de voir que finalement, ces idées que je porte en moi trouvent écho chez nos clientes.

Je retrouve ma personnalité dans ces vêtements. Ces nouvelles créations sont totalement alignées avec qui je suis. Tout est alors beaucoup plus simple. Si je peux me faire confiance, les décisions à prendre apparaissent plus facilement, la direction à suivre aussi.

Je décide de croire en moi. En nous.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 6. ♡


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EPISODE 4 : Ne plus respirer, fermer les yeux

Jeudi 21 mai 2020 – 7h30 – Notre appartement

Je m’engouffre dans la cuisine, à la recherche de mon portable. J’ai hâte d’appeler Gauthier, qu’il m’explique ce qu’il se passe, et surtout de l’entendre apaisé.

– Ben alors mon cœur, comment ça va ?

Je suis tellement soulagée de l’avoir enfin au téléphone.

– Ma chérie, j’essaie de te joindre depuis deux heures !

– Oui, je sais, j’avais oublié mon portable, désolée ! Je t’attendais sur le parking.

Sa voix se fait plus grave, plus lente.

– Mon cœur, les résultats ne sont pas bons.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas Gauth’, quels résultats ?

Les médecins souhaitent que j’aille voir un oncologue. D’ici trente minutes.

Mon cerveau occulte totalement le mot « oncologue ». J’entends « entérologue », et le lien logique se fait : il va voir un gastro-entérologue. Evidemment, puisqu’il a tellement mal au ventre ! Par contre, il y a un problème.

– Mais Gauth’, il ne va pas pouvoir t’examiner, tu as tellement mal ! Comment vous allez faire ?

C’est à ce moment que Gauthier réalise que je n’ai pas du tout compris ce dont il parlait.

– Mon cœur, c’est un oncologue que je dois aller voir. Mais ne t’inquiète pas, tout va très bien se passer, je t’appelle juste après !

Je sais ce qu’est un oncologue, j’ai déjà eu affaire à ce type de médecin lors du décès de ma plus proche amie, celle que je considérais comme ma sœur.

Mais mon esprit fait barrage, trop de souffrance et de douleurs se jettent encore contre cette porte lorsque le souvenir surgit. À aucun moment je n’associe le mot « oncologue » au cancer.

Un peu perdue, désemparée, j’appelle ma meilleure amie.

– Écoute, je ne comprends pas du tout, apparemment les résultats de Gauthier ne sont pas bons. Les médecins l’envoient consulter en urgence un oncologue. Je ne comprends vraiment pas.

Elle réalise immédiatement ce qu’il se passe, et tente de me rassurer en me disant que ce n’est sûrement rien de grave.

J’appelle ensuite ma maman. Elle a toujours su me réconforter, trouver les mots justes, cela ne devrait pas faire exception cette fois.  

Je ne comprends toujours pas ce qui se passe, et pourtant je pleure déjà. Les larmes se déversent sans que je ne puisse rien y faire. Je passe doucement la main sur mon ventre, pour rassurer mon petit garçon, lui dire que tout va bien se passer.

Le téléphone sonne dans la maison familiale à Lille, et je pousse un soupir de soulagement lorsque maman décroche. Je lui explique tout en quelques mots, mais nous sommes interrompues par un double appel sur mon portable. C’est Alexandra, ma belle-sœur, qui est médecin. Maman promet de me rappeler juste après.

Je vois alors qu’Alexandra m’a déjà envoyé un message écrit, plutôt étrange :

« Coucou ma chérie, je viens d’avoir Gauthier au téléphone, je voudrais qu’on prenne le temps de parler toi et moi. »

Je décroche, angoissée, j’ai déjà un pied dans le vide.

Ma voix tremble, la sienne aussi.

– Marion, les résultats de Gauthier ne sont vraiment pas bons. Je ne sais vraiment pas comment te le dire, Marion, je suis tellement désolée. Les médecins ne savent pas encore s’il s’agit d’une leucémie ou d’un cancer.

Mon petit garçon qui va bientôt naître frappe l’intérieur de mon ventre de ses petits poings.

Quand mon cerveau a enregistré l’information, quand mon cœur a raté un battement, quand ma respiration s’est accélérée, quand la terreur a fermé mes yeux, j’étais seule.


Novembre-Décembre 2018 – Les bureaux d’Orta

Nous sommes arrivés à une étape cruciale du développement d’Orta. Il nous manque quelque chose pour réellement décoller, je le sens au plus profond de moi. On peut faire mieux encore, j’en suis certaine !

Nos collections sont belles, les retours de nos clientes sont excellents, la qualité est au rendez-vous. Alors c’est quoi ? Comment aller encore plus loin ?

Je fais défiler dans ma tête les centaines de messages et de commentaires que nous recevons sur Instagram, à la recherche de la faille. Encore et encore, je cherche ce que nous pouvons améliorer en termes de livraison, de logistique, de qualité.

Et puis soudain, la révélation ! Certains mots reviennent souvent : « Couleurs », « Imprimés ».

En effet, jusqu’à maintenant, nos usines ne nous permettent de produire que du noir. Ce qui, vous en conviendrez avec moi, peut très vite s’avérer lassant. Et elles nous limitent également dans nos modèles, bridant quelque peu notre créativité.

C’est une des grandes difficultés que l’on rencontre lorsqu’on démarre dans l’univers de la production : trouver des usines qui acceptent de produire quelle que soit la quantité, tout en gardant une qualité irréprochable. Qui acceptent également de faire un prototype, car en plus de prendre énormément de temps, elles n’ont jamais l’assurance que ce prototype sera finalement produit.

Notre usine limite donc les frais en restreignant les possibilités. Et cela nous restreint également.

Cette prise de conscience en amène une autre : jusqu’ici je me suis pliée aux règles du jeu dictées par d’autres, car je ne me sentais pas légitime, j’avais l’impression si forte de ne pas faire le poids, de n’avoir aucun droit si ce n’est de me soumettre aux exigences.

Je m’interroge à nouveau sur mes valeurs fondamentales, ce que je veux faire d’Orta. Et rester dans une zone de confort par peur n’en fait pas du tout partie.

Je prends alors la décision qui changera la destinée d’Orta. Je veux un monde en couleurs, en imprimés, en fantaisie et en créativité. C’est comme cela que je vois le futur de notre société. Je tente un coup de poker (ma spécialité !) : il nous faut de nouvelles usines. À partir de maintenant, nos ateliers seront le support de nos idées, le champ de notre créativité, et je ne me laisserai plus enfermer dans un carcan défini par d’autres.

Mais au-delà de l’idée, l’exécution se révèle quelque peu compliquée ! En effet, nous devons trouver de nouvelles usines européennes, fournissant des tissus d’une qualité irréprochable, nous permettant toutes les créations quelle que soit la quantité à produire. Dis comme ça, cela semble simple, non ?

Et puis comme cela ne suffisait pas, je décide d’aligner Orta à nos valeurs sociétales. Dans cette économie hyper polluante et très controversée de la mode, je veux faire les choses bien. Privilégier les savoir-faire de proximité, favoriser le circuit le plus court possible. Je décide donc que nos nouvelles usines seront françaises. Française de cœur et belge dans l’âme, c’est une belle façon de relier ces deux pays qui me sont si chers.

Je prends mon bâton de pèlerin et je me lance dans une quête effrénée. On a déjà parlé de mon obstination ? Une fois de plus, ce trait (pas toujours reconnu à sa juste valeur !) de mon caractère me sauve la mise. Hors de question de se reposer avant d’avoir trouvé.

La persévérance paie toujours. Cette maxime à laquelle je crois profondément se révèle à nouveau totalement vraie.

Je trouve notre perle française, un petit atelier familial. Comme nous, ils ont la volonté de grandir. Comme nous, ils placent le client au centre de toute la réflexion de production.

Ils sont enthousiastes, je suis (si peu) angoissée. Une nouvelle aventure se lance, un nouveau chemin. Croire en mes idées et trouver les personnes de confiance pour les réaliser, voilà une démarche qui est nouvelle pour moi. Et qui dit nouveauté, dit inconfort. Heureusement, je ne suis pas du genre à m’arrêter à cela, ou à m’arrêter tout court d’ailleurs.

Je doute encore, toujours et énormément, mais cette nouvelle façon de voir le monde m’accompagnera tout au long de mon chemin.

Je vous donne rendez-vous le week-end prochain pour découvrir l’épisode 5. ♡


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EPISODE 3 : Respirer encore

Jeudi 21 mai 2020 – 6h30 – Parking de l’hôpital Sainte Elizabeth.

Oublier son portable pour une accro à Instagram comme moi, c’est un peu comme… Je n’en sais rien en fait. C’est bizarre, inquiétant et un peu libérateur aussi.

Je déroule mentalement la liste de tout ce que j’aurais pu faire, là, sur ce parking, si simplement j’avais eu mon téléphone en main. J’adore les to-do list, ou plutôt barrer ce qu’il y a dessus. Être dans l’action et me voir avancer, comme un train lancé à toute vitesse, traçant sa voie sans s’arrêter sur le paysage.

Mais un léger mouvement, la sensation d’un doux glissement me fait sourire. Je pose les mains sur mon ventre arrondi, je sens mon petit garçon s’installer confortablement au creux de moi. Alors je me pelotonne dans ce siège conducteur qui devient trop étroit, et j’ouvre les yeux sur ce petit matin ensoleillé.

6h30, à l’aurore d’un jour férié, je découvre que mystérieusement il y a beaucoup de gens dehors ! Promenant leur chien, au téléphone, déambulant tranquillement de retour d’une longue nuit, ils passent sous mes yeux émerveillés. Regarder les autres marcher dans leur vie me fascine, je me demande où ils vont, ce qu’ils font, qui les attend. Les milliers d’images et de vidéos que je vois chaque jour sont remplacés par cette scène paisible, quotidienne, parfaite dans sa simplicité.

Moi, pour une fois, je n’ai rien à faire. Juste à attendre que Gauthier me rejoigne, apaisé par le calmant qu’il aura reçu. C’est un instant suspendu, de ceux que je vis rarement. Me voilà obligée de m’arrêter, et je découvre que j’aime ce petit moment. J’ai faim, le soleil est tendre aujourd’hui. J’ai envie de profiter de ce jour férié. On irait bien prendre un petit déjeuner dès qu’il revient !

Il ne revient pas. Deux heures plus tard, je suis toujours sur cette place de parking. À la réception de l’hôpital, on m’informe que le médecin chef descend pour me parler.

Il se dirige vers moi et parle très vite :

–  Bonjour Madame, votre mari essaie de vous joindre, mais sans succès. Le plus simple est que vous retourniez chez vous, il pourra alors vous appeler sur votre portable. Vous pourrez venir le chercher cet après-midi. Ça va pour vous ?

Un kilomètre à peine me sépare de l’appart, dans quelques minutes je retrouverai mon portable et j’entendrai la voix de mon mari.

– Oui, bien sûr, aucun souci, j’y suis dans cinq minutes. Merci !

Le médecin chef savait déjà. Gauthier aussi. Moi, je respirais encore.

Pendant que je regardais les gens passer, que mon fils dormait au creux de mon ventre apaisé, les médecins annonçaient à mon mari qu’il souffrait d’une leucémie agressive. 

Quand son cerveau a enregistré l’information, quand son cœur a raté un battement, quand sa respiration s’est accélérée, quand la terreur a fermé ses yeux, il était seul.


Octobre 2017 – Les bureaux Orta

Je me pose mille questions : ai-je fait les bons choix ? Ai-je bien fait de quitter mon emploi de salariée ? Comment cela se fait-il que les ventes ne décollent pas ?

À toutes ces questions, je suis la seule à avoir les réponses.

Être entrepreneuse, c’est aussi se sentir seule alors qu’on est si bien entourée. C’est parfois vouloir que quelqu’un d’autre prenne toutes les décisions. Ce sont également des énormes coups de fatigue quand la pression est trop intense.

Prendre toutes les décisions, de la couleur d’un bouton au prochain gros investissement, c’est totalement épuisant. Et comme j’ai tendance (légèrement, je vous assure !) à vouloir tout contrôler, cela me prend énormément de temps et d’énergie.

Mais l’avantage, ce qui me porte, c’est que ce métier, je l’ai choisi. J’en ai choisi tous les aspects, tous les challenges, toutes les victoires. Et être totalement indépendante, libre de ses choix et de ses échecs est une sensation qui n’a pas de prix. Enfin si, ça se compte en heures de sommeil !

Je décide de m’accrocher, de persévérer, je suis certaine d’être sur la bonne voie. Des collections de vêtements intemporels, d’excellente qualité et produits en Europe, tous les critères sont réunis pour plaire.

Il n’y a plus qu’à trouver les personnes qui vont aimer ces vêtements !

Ma présence continue et ma persistance sur Instagram font que la communauté Orta s’agrandit rapidement.

Et puis soudain, miracle de Noël avant l’heure ! Plusieurs influenceuses marquent de l’intérêt pour la collection, commandent et partagent leurs tenues sur Instagram.

L’effet se fait immédiatement ressentir, les ventes dépassent la centaine.

Cela peut sembler peu, mais chaque vente me réjouit, chacune d’entre elles me fait progresser en termes de logistique et d’optimisation des processus.

C’est fou de se dire qu’il suffit d’un clic, d’un partage, d’une story, pour changer la destinée d’une entreprise comme la mienne. Le travail et l’implication d’une influenceuse viennent de modifier la courbe de mon entreprise.

Consciente du fait que chaque abonnée à notre compte Instagram peut avoir le potentiel de faire décoller une vente, j’accorde un soin particulier à notre communication. Tout en gardant les valeurs de transparence et d’honnêteté qui me sont chères.

Et puis au-delà de cet aspect stratégique, je me sens réellement connectée à la communauté Instagram qui suit Orta, je lui demande souvent son avis, et j’en tiens réellement compte. Je passe des heures à faire défiler mon fil d’actualité, pour m’imprégner de ce qui plaît. Je décortique les magazines de mode, je puise mon inspiration auprès des silhouettes que je vois en rue.

Je m’imprègne de toutes ces couleurs, de ces tissus, de ces modèles, pour ensuite partager ma vision auprès de notre modéliste. Qui reste parfois très perplexe devant mes explications décousues !

Ces premières collections écoutent les tendances, les souhaits de notre communauté, ce que portent les influenceuses. Mon inspiration vient de l’extérieur, je ne me sens pas encore assez en confiance pour faire uniquement ce que j’aime.

J’aime mes clientes, sincèrement. Les imaginer porter les vêtements Orta me remplit d’une fierté extraordinaire. Leur confiance me transporte à chaque fois, chaque vêtement acheté me semble être une si belle déclaration.

Décrypter ce que les femmes aimeront porter, inventer de nouveaux modèles chaque mois, anticiper les prochaines envies sont autant de challenges que j’adore. J’ai peur de me tromper à chaque instant, mais je fonce malgré tout tête baissée.

Je m’astreints à une discipline de fer : je poste chaque jour des photos de nos collections, des coulisses de production, et je contacte sans relâche les personnalités qui comptent dans le monde de la mode Instagram.

Au bout de ces premières semaines, je tire le constat suivant : persévérance (obstination ?), discipline et authenticité sont les clés de mon avancée en tant qu’entrepreneuse. Je ne prétends pas qu’il s’agisse d’une recette universelle. C’est simplement la mienne, et elle commence à porter ses fruits.


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EPISODE 2 : Inspirer avant l’apnée

Jeudi 21 mai 2020 – 6h10 – Salle des urgences de Sainte Elizabeth

Nous voilà seuls au monde dans cette salle d’attente. Apparemment, six heures du matin, c’est le bon créneau.

Je me dirige vers le distributeur. Un coca à 6 heures du matin, parfait pour se réveiller. Mais aussi pour m’occuper, pour faire quelque chose. Parce qu’entendre Gauthier crier de douleur, ça me déchire le coeur. Littéralement. Un homme de 36 ans qui hurle, c’est impressionnant. C’est terrifiant aussi. L’infirmière partage mon avis car elle appelle directement un médecin.

On est au mois de mai 2020, en pleine pandémie de coronavirus.

– « Madame, malheureusement, vous ne pouvez pas l’accompagner, compte tenu des mesures sanitaires relatives au Coronavirus. Mais ne vous inquiétez pas, attendez votre mari dans votre voiture, cela devrait aller relativement vite ! »

OK, je comprends tout à fait. Je me sens soulagée, il est pris en charge, tout va rentrer dans l’ordre.

Nos yeux se croisent, je lis en lui à livre ouvert : il me rassure, me dit que ça va aller, c’est juste l’affaire de quelques minutes. Je lui souris tendrement, lui envoie un baiser. Il rejoint le médecin de l’autre côté des portes, qui se referment doucement.

Tout a été si vite.

Six heures trente, je suis sur le parking de Sainte Elizabeth, dans ma voiture. Je me rends compte que j’ai oublié mon portable à la maison. Je suis enceinte de 8 mois.

Mon monde est sur le point de s’écrouler.


Lundi 25 septembre 2017 – 09h50 – Bureaux d’Orta

– Ca va s’écrouler, Marion !

Et de fait, la pile de vêtements que je viens de ranger s’effondre lourdement.

– Aaaaaah j’en ai marre ! Il n’y a rien qui tient, ces étagères sont super mal faites, on n’a vraiment pas été malins sur ce coup-là, c’est n’importe quoi !

Ok, je mélange tout et je m’énerve un peu vite. Mais ces piles de vêtements invendus me narguent, se moquent de mon projet, me ramènent à cette peur viscérale chez moi : et si je m’étais trompée ? Et si Orta ne tenait pas la route ?

J’ai pourtant le sentiment d’avoir pris la bonne direction: créer nos propres vêtements, selon nos valeurs, avec nos idées, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. On s’est limité à 5 pièces, dont deux étaient déclinées en deux couleurs, mais ça compte quand même! On a donc été plus que raisonnables. Pour commencer, on a choisi des basiques: deux t-shirts et une chemise.

Pour les créer, je me suis inspirée de ce que j’aimais porter, de ce qui me semblait beau et pratique, élégant. N’y connaissant rien en termes techniques, mes premiers croquis ressemblaient à … une liste de bullet points. Je suis totalement incapable de dessiner, je vous le promets! Même le serpent du petit prince est plus explicite que mes croquis. Du coup, moi et les bullet points, on a beaucoup fait rire notre modéliste!

Mais on y est arrivés ! Le lancement s’est super bien passé.

Mais aucune vente. Enfin si, vingt-neuf exactement, sur un mois. Même pas de quoi financer le loyer de nos bureaux.

Ne pas se décourager, surtout pas. Même pas quand mon développer informatique m’appelle pour me demander s’il arrête sa mission, car il est certain que nous stoppons l’aventure.

Je sais que suis capable de rebondir, et qu’à chaque problème je peux trouver une solution. Ça, c’est ma spécialité ! Se retrousser les manches et y aller, prendre chaque obstacle un par un, et croyez-moi, il y en a eu quelques-uns!

Plan B: réunir les vêtements d’une aventure précédente (on en parlera sûrement un jour) et ces nouvelles créations dans une boutique pop up.

Plan C: comme il n’y a que très peu de monde, y organiser des ateliers. Parce que rentrer dans un magasin où vous êtes la seule cliente, vous en conviendrez avec moi, crée parfois un certain malaise. Donc il nous fallait du monde dans notre boutique. J’ai laissé parler ma créativité (et croyez-moi, elle parte souvent en vrille) : on a commencé par des cosmétiques naturels, des ateliers de maquillage, de création diverse, au rythme de deux par jour. De cette façon l’endroit semblait beaucoup plus vivant, plus accessible, et puis toutes ces participantes pouvaient également être de potentielles clientes.

Dans ces journées folles m’accompagne Nuria, notre stagiaire. Elle est là depuis le premier jour, et heureusement qu’elle est à mes côtés! Ne pas être seule dans cette aventure me fait un bien fou, je suis responsable de quelqu’un et cela me donne des ailes pour avancer.

Je garde en tête que chaque obstacle a une porte de sortie, qu’il ne faut pas se braquer sur le problème mais bien se focaliser sur les solutions possibles. Qu’il faut être capable de rebondir rapidement, d’abandonner les mauvaises idées pour se concentrer sur les bonnes.

Alors je m’acharne et je persiste, je deviens une pro en Instagram, j’en décortique les codes et les bonnes pratiques, je m’inspire de celles qui ont réussi, je ne lâche rien. On dira ce que l’on veut, mais l’obstination ça a du bon parfois!

J’y passe mes journées et mes soirées (parfois les nuits), les weekends deviennent un concept inexistant tandis que les vacances sont aléatoires, mais je ne me laisse pas le choix. Je vais y arriver.

Gauthier me soutient totalement, m’aide à rationaliser et tempère mes excès. L’avoir auprès de moi contrebalance cette adrénaline qui pourrait me faire commettre des erreurs. Sans cesse il m’interroge sur l’utilité de ce que je fais, sur la façon dont cela peut être optimisé ou délégué. Avec amour, il m’oblige à remettre en question mes décisions, afin qu’elles me correspondent totalement.

Ce qui me permet de tenir le coup est pour moi une notion essentielle: je fête chaque petite victoire. Qu’il s’agisse d’une vente ou de quelques dizaines d’abonnés en plus sur les réseaux sociaux, je m’extasie comme une enfant. Chacun de ces petits évènements me remet le pied à l’étrier, me conforte dans la direction que j’ai choisie. Je me suis toujours réjouie de la moindre petite chose, d’aussi loin que je me souvienne. Mon parcours totalement atypique, de Londres à New York, des caisses de supermarchés aux kebabs de luxe (et ça c’est encore une autre histoire!) m’a appris que chaque petit pas est important, qu’il nous rapproche du but et doit être célébré comme tel.

De ce départ raté, j’en ai tiré une leçon essentielle : toujours s’écouter. Faire confiance à son instinct, croire en ce que l’on sait et admettre ce que l’on ne sait pas. Écouter cette voix qui nous souffle la direction, parfois de façon si ténue qu’il faut tendre l’oreille. Ne pas la laisser mourir sous le vacarme des conseils et des leçons des défaitistes et autres oiseaux de mauvais augure.

Je vous donne rendez-vous le 10 janvier pour découvrir l’épisode 3. ♡

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